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Les colonnes de la Lena en Sibérie

L’un des joyaux naturels de la Russie se trouve au cœur de la Sibérie, dans un lieu qui ne sera jamais touristique. Ce sont des colonnes s’élevant sur les rives du fleuve Lena, inégalement réparties sur près d’une centaine de kilomètres. Durant le long hiver, les températures sont généralement comprises entre – 40 et – 30 °C, mais elles peuvent chuter plus bas. La débâcle n’a lieu qu’en juin. En été, elles grimpent jusqu’à + 30 ou + 35 °C, puis le gel revient dès septembre. Dans ce lieu situé à un peu plus de 61° de latitude Nord, le climat est subarctique. Il tombe de 200 à 300 mm de précipitations, principalement durant la seconde moitié de l’été. Des deux côtés de la Lena, s’étendent les immensités de la taïga, quasiment dépourvues de routes mais avec de nombreux cours d’eau faisant office de voies de communication.

Carte de la Yakoutie ou République de Sakha. @ Pline / Wikimedia Commons / CC BY-SA 3.0.

Depuis six ou sept siècles, la région est habitée par un peuple turcophone, les Yakoutes, qui s’appellent eux-mêmes les Sakha. Ils seraient venus en remontant la Léna à partir du lac Baïkal. Le fleuve prend sa source non pas dans ce lac, mais à une douzaine de kilomètres de sa rive septentrionale. Il coule vers le nord, puis vers l’est jusqu’à la grande ville de Yakoutsk, la capitale de la république de Sakha – ou Yakoutie. Il se dirige ensuite de nouveau vers le nord et se jette dans la mer des Laptev, après un parcours de 4 400 kilomètres. Les colonnes se trouvent en amont de Yakoutsk, entre les villes d’Olyokminsk et Pokrovsk, sur son cours moyen. Leurs longitudes vont de 126°26’ à 128°17’ Est. Elles sont également présentes sur les berges de rivières tributaires : la Sinyaya qui vient du nord et le rejoint à Sinsk, la courte Labiya et la beaucoup plus longue Buotama, qui viennent du sud. Le site a été inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2012.

Coucher de soleil en hiver sur les colonnes de la Lena. Photo Adobe Stock.

Il est bien entendu possible de s’y rendre en été et de faire une croisière en bateau à partir de Yakoutsk. Le voyage devient doublement intéressant si l’on visite également le lac Baïkal, mais il est à 1 400 km de Yakoutsk. Dans sa partie occidentale, la Yakoutie a de faibles reliefs. Le cours moyen de la Léna se trouve à une centaine de mètres d’altitude, mais elle entaille le plateau de Prilenskoye. Au nord du fleuve, il s’élève entre 200 et 350 mètres d’altitude. La Sinyaya y creusé une gorge avec des colonnes. Au sud, s’élèvent les collines d’Amga, entaillées par la Buotama. Elle court presque parallèlement à la Lena avant de la rejoindre à environ 35 km en amont de Pokrovsk. Ces collines se dressent entre 500 et 700 mètres d’altitude. Sans ces reliefs, les colonnes n’auraient pas existé. Elles atteignent les 200 mètres de haut.

Ce sont des coupes naturelles dans les strates sédimentaires de la Yakoutie, qui permettent de descendre jusqu’au Cambrien inférieur, au moment où la vie a explosé dans les mers. À ce moment, l’Asie n’existait pas encore. En revanche, une partie de la Sibérie était déjà présente. C’était un continent à part appelé la plateforme sibérienne ou la Siberia. Sur cette carte dressée par l’équipe de Vadim Kamenetski en 2008, ses contours ont été représentés. Ces chercheurs ont étudié les champs de kimberlite, roche susceptible de contenir des diamants, qui sont l’une des richesses de la Yakoutie. La Siberia est limitée à l’ouest par le fleuve Yenisseï, et elle comprend peut-être aussi les monts de Verkhoyansk, qui se sont élevés durant le Crétacé. Dans son cours inférieur, la Lena les longe. Des roches archéennes, de plus de 2,5 milliards d’années, affleurent dans des zones représentées en gris clair : Anabar et Aldan. Depuis la fin du Paléoprotérozoïque il y a 1,6 milliard d’années, la Siberia a été stable et n’a connu que de la sédimentation. La première période, le Riphéen, va jusqu’il y a 650 millions d’années. La seconde, le Vendien, s’arrête au début du Cambrien il y a 541 Ma.

Photo de Russia Beyond.

Lorsque le Cambrien a commencé, la Siberia se trouvait à des latitudes tropicales, et qui plus est, dans l’hémisphère Sud. Il y faisait très chaud mais les rares zones que la mer ne recouvrait pas n’étaient que des surfaces de roches nues et de sable que la vie n’avait pas encore gagnés. Sur la carte de la Yakoutie, la petite ville de Tommot mérite d’être remarquée. Elle a été bâtie sur la rivière Aldan, qui se jette dans la Lena en aval de Yakoutsk. De petits fossiles, ne dépassant pas quelques millimètres de long, ont été trouvés après la Seconde Guerre mondiale. Ils témoignent d’un pas de géant pour l’évolution : l’apparition des premiers animaux synthétisant des squelettes, le plus souvent en calcite, parfois en silice ou en phosphate de calcium. Cet événement marque le début d’une période qui a reçu le nom de Tommotien, allant à peu près de 529 à 521 Ma. Dans la charte stratigraphique internationale, elle correspond à l’étage 2 du Cambrien. Elle s’achève avec l’apparition des trilobites, des arthropodes qui se sont éteints à la fin du Paléozoïque.

Tous ces fossiles sont présents sur les rives de la Lena. Cette description a été publiée en 1994 par une équipe de scientifiques que dirigeait Martin Brasier, de l’université d’Oxford. Une croisière sur le navire Rossiya leur a permis de prélever des échantillons dans les falaises, en des lieux indiqués par des barres noires. Ils se sont également rendus sur l’Aldan, mais il leur a fallu utiliser un hélicoptère et installer un camp de base. Sur cette coupe, on voit qu’à partir du récif d’Oy-Muran, les couches géologiques sont inclinées vers l’est (en fait vers le nord-est). Le Nemakit-Daldynien ND n’affleure pas. Viennent ensuite le Tommotien TOM, l’Atdabanien ATD, le Botomien BOT puis le Toyonien TOY. Ce sont les divisions du Cambrien inférieur telles qu’elles ont pu être définies en Sibérie. Elles couvrent une période allant de 541 Ma à environ 509 Ma.

Photo de Sergey Dolya.
Photo d‘Eugene Kaspersky.

Le récif d’Oy-Muran a été bâti par des archéocyates, les premiers animaux constructeurs de récifs, apparus durant le Tommotien. Il s’agissait d’éponges calcifiées dépourvues de spicules (des aiguillons présents dans certaines éponges). Au sud-ouest de ce récif, l’environnement était celle d’une lagune où des évaporites précipitaient dans l’eau : du gypse, de la halite (du chlorure de sodium)… Au nord-est du récif, s’étendait une plateforme carbonatée ouverte sur l’océan. Les sédiments du Tommotien sont des calcaires à argiles rouges. Les couches de calcaire qui les surmontent sont massives, comportent parfois du sable et des argiles, ainsi que des évaporites. Leur épaisseur peut dépasser le millier de mètres. Elles ont parfois été transformées en dolomie : du carbonate de calcium et de magnésium.

La Siberia étant une croûte continentale épaisse et stable, ces sédiments n’ont pas été perturbés. Il n’y a pas eu de métamorphisme, si bien que les fossiles de cette époque si lointaine ont été parfaitement conservés. De plus, sur le cours moyen de la Lena, peu de sédiments se sont déposés après le Cambrien inférieur. Ce fleuve a laissé huit terrasses alluviales, la plus ancienne datant du Pliocène supérieur, il y a plus de 2,59 Ma. Elle est composée de sable et de gravier et affleure sur une zone étroite. Les autres terrasses datent du Quaternaire. Ces sédiments sont recouverts par une épaisse couche de permafrost. Son épaisseur varie entre 50 et 300 mètres. En été, il dégèle sur une profondeur variant entre 1 et 1,5 mètre, mais même en juillet, on peut y voir de la glace.

Photo de Russia Beyond.

Il reste à expliquer de quelle manière les colonnes de la Lena ont été sculptées. Comme elles sont en calcaire, une érosion karstique peut être évoquée, mais est-ce possible en climat subarctique ? N’est-ce pas plutôt la glace qui a désagrégé le calcaire ? La réponse à la deuxième question est certainement négative, car les piliers sont tous en calcaire. La dolomie n’a pas été affectée, or elle l’aurait été si c’était le gel qui avait joué.

Selon des scientifiques hongrois qui ont examiné ces colonnes en 2011, elles sont bien nées d’une karstification, mais à une époque où le climat était plus chaud, avant que la Léna ne soit présente. Il n’y avait pas de permafrost. La dissolution du calcaire par l’eau de pluie a créé un lapiaz : un réseau de crevasses découpant des sortes de tables à la surface. Dans un tel paysage, l’eau ne peut que circuler de manière souterraine. Au niveau de la nappe d’eau, à une faible profondeur, les crevasses ont été élargies et transformées en grottes. Elles formaient un réseau de corridors se coupant à angle droit. Plus tard, la croûte continentale a été soulevée, si bien que la profondeur de la nappe d’eau s’est accrue. Les crevasses se sont alors agrandies, leur largeur atteignant celle des grottes. Des tables ont été transformées en colonnes appelées des pinacles, puis les crevasses ont été remplies de sédiments. Quand la Lena est arrivée, elle a retiré ceux-ci, révélant les pinacles. Elle en a détruit certains mais créé d’autres, et le gel a commencé à agir. Ce processus est toujours en cours actuellement.

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