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Les verres libyques

Décrits en 1934 par Patrick Clayton, les verres libyques ont fait l’objet plus de deux cents publications dans des revues scientifiques. Ce sont des fragments de silice SiO2 amorphe (sans structure cristalline, contrairement au quartz) presque pure éparpillés dans le désert à l’ouest de l’Égypte, juste à côté de la frontière avec la Libye, sur une aire à peu près elliptique de 130 sur 53 kilomètres. La zone est indiquée par des points bleus sur la carte en couleur. La quantité de verre est estimé entre 170 et 1400 tonnes. Le plus gros morceau a été trouvé par l’explorateur Théodore Monod et est conservé au Muséum d’Histoire Naturelle. Il pèse 26,5 kg.

Une expédition française conduite par François Fröhlich est partie sur les lieux en 2006. Après plusieurs années d’analyses, un article a été publié en 2013 dans le numéro 48 de la revue Meteorics & Planetary Science. La carte de la zone des verres libyques, la Grande Mer de Sable (Great Sand Sea), a été tirée de cette publication. À l’ouest, affleurent des grès du Turonien (de 94 à 90 Ma) et du Coniacien (de 90 à 86 Ma), deux étages du Crétacé supérieur. Des dunes les recouvrent partiellement. L’expédition a passé deux jours dans le corridor B, repéré par le chiffre 2. Le terrain est légèrement incliné vers le nord, à une altitude de 445 mètres. Le sol est recouvert de gravier très grossier en grès et quartzite, de sable grossier, et par-dessous, d’une fine couche de silt. Le terme « silt » désigne un sable très fin ; il est visible sur la photo d. Le socle en grès du Crétacé affleure de manière sporadique au pied des dunes. En général, les verres libyques sont partiellement enterrés dans le silt. Seules leurs parties visibles sont érodées par le vent (wind-worn). Leurs parties enfouies sont enrobées (coated) de silt, alvéolées et présentant souvent des cavités tubulaires. Les photos a, b, c et d ont été prises dans le corridor B. On trouve aussi des verres libyques sur le site de Wadi el Qubba (photo e, numéro 1 sur la carte) et au nord (photo f, numéro 3).

Ces morceaux de verre sont uniques au monde. On ne peut donc pas se baser sur des comparaisons pour expliquer comment ils se sont formés. Dedans, il existe heureusement des minéraux qui donnent des informations sur les conditions de température et de pression auxquelles ils ont été soumis. De telles informations sont couramment délivrées par les roches métamorphiques. Ainsi, les verres libyques contiennent de la cristobalite. Ce minéral est stable au-dessus de 1 470 °C. Sa présence implique donc que les verres ont connu des températures au moins égales à celle-ci.

Des sphérules de silicates riches en aluminium, en magnésium et en fer suggèrent des températures comprises entre 1 700 °C et 2 100 °C. D’environ 100 nanomètres de diamètre et contenant dans les 70 % de silice, sont uniformément dispersées dans la matrice de verre et évoquent une émulsion entre deux liquides non miscibles, qui a été figée lors de leur refroidissement. Ces verres contiennent également des rubans de graphite de 5 à 50 nanomètres d’épaisseur dont l’origine n’est pas connue. Leur présence permet de penser que les verres n’ont pas été soumis à une pression supérieure à 5-7 gigapascals (1 GPa = 10 000 atmosphères), sans quoi le graphite serait devenu du diamant. Toutefois, il est possible que cette transformation se soit produite puis, par baisse de pression et maintient d’une température élevée, le diamant soit redevenu du graphite.

En 2017, de la coésite a été identifiée. C’est une forme cristalline d’ultra-haute pression de la silice. Les auteurs de cette récente étude, dont Leticia Gomez-Nubla, pensent que les verres ont été soumis à des pressions de 6 à 30 GPa. De plus, ils y ont trouvé de minuscules bulles d’azote et d’oxygène, c’est-à-dire d’air. Une autre découverte allant dans ce sens a été annoncée en 2019, par Aaron Cavosie et Christian Koeberl. Les spécimens de verre libyque ont été collectés par le premier de ces auteurs en 2003 et 2006. Sept d’entre eux ont été analysés. Ils comprennent au total 101 grains qui étaient originellement en zircon.

Trajets hypothétiques température-pression pour une explosion aérienne (en bleu) et pour un impact (en rouge), d’après Cavosie & Koeberl, 2019. Dans le second cas, une hausse de pression métamorphique du quartz en coesite (puis peut-être en stishovite, mais ce minéral n’a pas été trouvé), et le zircon en reidite.

Le zircon ZrSiO4 est un silicate de zirconium présent dans les granites sous forme de grains microscopiques. Il subsiste dans les roches résultant de son érosion, dont les grès. Il est quasiment inaltérable et peut être daté. Les plus anciens matériaux terrestres sont des zircons hadéens : leurs âges dépassent les 4 milliards d’années et atteignent même 4,4 milliards d’années. À une température supérieure à 1 687 °C, le zircon se dissocie en zircone (un dioxyde de silicium ZrO2) et en silice fondue. Parmi les 101 grains étudiés par Cavosie et Koeberl, 65 % ont été complètement dissociés et 24 % comprennent des inclusions de zircone. La dissociation de ces derniers a sans doute été totale, mais du zircon s’est reconstitué grâce à la silice fondue dans laquelle ils baignaient. Les cristaux de zircone ont subsisté dans ces nouveaux minéraux. Toutefois, avec le refroidissement, ils sont devenus de la baddeleyite, qui est stable sous les 1175 °C. La zircone et la baddeleyite sont des polymorphes : elles ont la même formule chimique mais des structures cristallines différentes.

Un grain de zircon composé de néoblastes, d’après Cavosie et al., 2019.

Les 11 grains restants sont constitués de zircon, mais ils ont une structure granulaire. Ils sont des agrégats de cristaux de diamètre compris entre 0,5 et 1 micromètre, qu’on appelle des néoblastes, et peuvent contenir de la zircone, maintenant transformée en baddeleyite, dans leur bordure. L’orientation cristalline des néoblastes montre que ce sont des cristaux de reidite qui se sont modifiés par décompression. La reidite est un polymorphe d’ultra-haute pression du zircon qui a été découvert dans quelques cratères d’impact. Il témoigne d’une pression supérieure à 30 GPa.

Chute d’un corps céleste il y a 29 millions d’années

Cette découverte règle en partie le problème de l’origine des verres libyques. Un corps céleste est tombé sur cette zone. L’onde de choc engendrée a soumis les grès à des températures supérieures à 1 700 °C et des pressions excédant 30 GPa. Des grains de zircon ont été métamorphisés en reidite. La fusion du grès a été provoquée par sa décompression. On ne sait pas exactement comme la reidite s’est transformée en néoblastes de zircon. Une autre découverte mérite d’être mentionnée. En 2001, Barbara Kleinmann, Peter Horn et Falko Langenhorst ont annoncé avoir trouvé des quartz choqués dans des grès. Ces grains de quartz, dont le diamètre va de 0,1 à 0,3 millimètre, montrent différentes figures de déformation. Ce sont des figures caractéristiques d’un impact, mais la roche elle-même ne semble pas avoir été endommagée. Des observations semblables ont été présentés en 2019 par Christian Koeberl et Ludovic Ferrière. Ils pensent que les quartz choqués ont été soumis à une pression de 16 GPa.

La méthode des traces de fission a permis d’obtenir un âge de 29 millions d’années pour les verres libyques. Quand des atomes d’uranium se désintègrent dans le verre, ils y laissent des traces. On peut déterminer l’âge du verre en les comptant. L’impact s’est donc produit durant l’Oligocène (de 34 à 23 Ma).

La principale hypothèse concurrente est l’explosion d’un corps céleste (fragment d’astéroïde ou de comète) dans l’atmosphère. Un tel événement s’est produit en Sibérie, au-dessus de la Toungouska, le 30 juin 1908. L’énergie libérée est estimée à 5 mégatonnes équivalent en TNT. L’objet devait avoir dans les 20 mètres de diamètre. Une autre explosion aérienne dix fois moins puissante s’est produite le 15 février 2013 au-dessus de la région de Tcheliabinsk, au sud de l’Oural. Si un tel événement est à l’origine des verres libyques, la puissance nécessaire est estimée à une centaine de mégatonnes. Cependant, une telle explosion n’aurait pas soumis les sédiments à une pression supérieure à 30 GPa.

Aucun cratère d’impact n’a été trouvé dans la zone où les verres sont présents. Un autre problème, lié à celui-ci, est que les roches qui ont été fondues n’ont pas pu être identifiées. L’érosion les a probablement retirées en détruisant le cratère. Elle a également emporté presque tout le verre, dont il ne subsiste plus que quelques fragments. L’Oligocène est une période d’évènements tectoniques qui ont provoqué l’élévation du plateau de Gilf Kebir. Il a de plus été soumis à une intense érosion, car il tombait beaucoup de pluies. L’ancienne rivière Gilf y prenait sa source et se dirigeait vers le nord. Elle a donc joué un rôle important dans l’histoire des verres libyques. L’Égypte d’alors, avec son climat chaud et humide, ne ressemblait pas du tout à celle d’aujourd’hui.

A la recherche de la roche mère des verres libyques

L’équipe de François Fröhlich ne s’est pas contentée d’analyser ces verres. Elle a aussi examiné du grès, du quartzite, du sable et du silt. Les grès du Crétacé sont faits de grains ronds et grossiers de quartz cimentés avec une proportion élevée de micrograins de quartz. Le pourcentage total de quartz va de 81 à 100 %. Les autres minéraux présents, dont les grains sont beaucoup plus petits et font partie du ciment, sont deux argiles de même composition chimique, la kaolinite (avec laquelle on fait de la porcelaine) et la dickite, mais la seconde se forme souvent par altération de la première. La kaolinite est fréquente dans les grès puisqu’elle apparaît dans cette roche par circulation de fluides riches en potassium. Quant aux quartzites du Turonien, ce sont des agglomérats de grains anguleux et contigus de quartz. C’est de la silice quasiment pure. Par comparaison, les sédiments du Quaternaire à l’est de la zone sont surtout argileux. Les dépôts lacustres de l’Holocène, période commencée il y a 11 700 ans, comportent 75 % de kaolinite, en poids. Le quartz en est le deuxième minéral. Les silts sur lesquels les verres libyques reposent, et qui les enveloppent parfois, ont une teneur en quartz allant de 78 à 98 %. Le deuxième minéral en est la dickite.

Les verres ont un pourcentage de silice allant de 96,5 à 99 %. En moyenne, le pourcentage est de 98,5 %. Les grès et les quartzites du Turonien, à l’endroit précis où les verres libyques se trouvent, ont une pureté comparable. Ce n’est pas le cas du silt qui les enrobe, ni du grès de Wadi el Qubba. On ne peut pourtant pas en déduire que les verres proviennent de la fusion de ces grès et quartzites car, comme Antonio Longinelli et ses collègues l’ont déterminé en 2010, l’oxygène de leur silice n’a pas la même composition isotopique. Dans la nature, il existe deux isotopes : l’oxygène 16, le plus fréquent, et l’oxygène 18, beaucoup plus rare. Les grès du Crétacé ont un rapport global 18O/16O plus élevé que les verres libyques. La silice de ces verres provient directement de granites du socle de l’Afrique de l’Est, désagrégés par l’érosion.

Quand un granite est érodé, les grains de quartz qui se trouvent dedans sont libérés. Les autres minéraux (feldspaths et mica noir) le sont également, mais sous certaines conditions, ils sont totalement détruits. Il ne reste que des grains de quartz transportés par des cours d’eau. Leur sédimentation donne du sable qualifié de détritique et très riche en silice. On dit que c’est du quartz-arénite, l’arénite étant du sable. Après son dépôt, il peut être cimenté en grès. Le quartzite a une histoire comparable mais les grains n’ont pas été arrondis lors de leur transport.

Ainsi, d’après l’analyse isotopique de l’oxygène, les verres libyques auraient été produits par la fusion de ces sédiments. On peut aussi s’intéresser aux éléments rares, présents à l’état de traces. En 2001, Peter Schaaf et Dieter Müller-Sohnius ont mesuré les rapports strontium 87/strontium 86 des verres libyques – très utilisés en géochimie. Ils sont compris entre 0,7122 et 0,7134. C’est plus que les rapports 87Sr/86Sr des grès du Crétacé, compris entre 0,7091 et 0,7105, mais cela correspond aux rapports des anciens granitoïdes de l’Afrique du Nord-Est, à l’ouest du Nil, dont l’âge tourne autour de 540 millions d’années.

L’équipe de François Fröhlich ne nie pas que ce sable puisse provenir de l’érosion de granites du socle africain, mais elle ajoute que ce grès a été cimenté avec des micrograins de quartz qui ne proviennent pas de ces granites. Ceux-ci ont cristallisé lorsque le sable s’est transformé en grès, et par conséquent, leur composition isotopique ne reflète pas forcément celles des granites originaux. Ensuite, une couche superficielle de grès aurait été érodée. Les grains de quartz, libérés, auraient été déposés dans un environnement fluviatile, et c’est là que l’impact se serait produit. Quant à l’équipe d’Antonio Longinelli, elle reconnaît que l’oxygène des grains de quartz des grès du Crétacé, pris isolément, a une composition isotopique qui correspond à celle des verres libyques.

Quoi qu’il en soit, la « roche mère » des verres libyques a disparu et, avec elle, le cratère. Il n’en reste plus que quelques quartz choqués. Contrairement à la Lune et à Mars, la Terre efface ses cratères d’impact, c’est pourquoi sa surface n’en est pas constellée. La tectonique des plaques et l’érosion en sont responsables. Il n’est pas nécessaire de supposer qu’un corps ait explosé dans l’atmosphère comme au-dessus de la Toungouska, où aucun cratère n’a été découvert.

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Barbara Kleinmann et al., Evidence for shock metamorphism in sandstones from the Libyan Desert Glass strewn field, Meteoritics & Planetary Science 36, 2001.

Giovanni Pratesi, Silicate-Silicate liquid immiscibility and graphite ribbons in Libyan desert glass, Geochimica et Cosmochimica Acta, Vol. 66, No. 5, pp. 903–911, 2002

Peter Schaaf, Dieter Müller-Sohnius, Strontium and neodymium isotopic study of Libyan Desert Glass: Inherited Pan-African age signatures and new evidence for target material, Meteoritics & Planetary Science 37, 2002.

Antonio Longinelli et al., d18O and chemical composition of Libyan Desert Glass, country rocks, and sands: New considerations on target material, Meteoritics & Planetary Science 46, Nr 2, 2011.

F. Fröhlich et al., Libyan Desert Glass: New field and Fourier transform infrared data, Meteoritics & Planetary Science 48, Nr 12, 2013.

Leticia Gomez-Nubla et al., Multispectroscopic methodology to study Libyan Desert Glass and its formation conditions, Analytical and Bioanalytical Chemistry, Heidelberg,  Vol. 409, N° 14, May 2017.

Christian Koeberl, Ludovic Ferrière, Libyan Desert Glass area in western Egypt: Shocked quartz in bedrock points to a possible deeply eroded impact structure in the region, Meteoritics & Planetary Science 54, Nr 10, 2019.

Aaron J. Cavosie, Christian Koeberl, Overestimation of threat from 100 Mt–class airbursts? High‑pressure evidence from zircon in Libyan Desert Glass, Geology, 2019.

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