La ville de Koutcha, au nord du bassin du Tarim, est une ville qui comprend plus de 70 000 habitants majoritairement ouïghours. Il s’agit d’un peuple turcophone arrivé dans la région il y a environ un millénaire en se mêlant à un peuple précédent, dont il a fait disparaître la langue. Ces anciens Koutchéens étaient indo-européens : ils parlaient une langue apparentée au latin, au grec, aux langues celtiques, germaniques et slaves. Devenus bouddhistes depuis deux millénaires et situés sur une branche des Routes de la Soie, ils ont largement contribué à la diffusion du bouddhisme en Chine. C’est d’eux que vient le nom de cette ville, écrit Kuqa en ouïghour latinisé et Kuche à la manière chinoise.
Cette cité se trouve dans une oasis, l’un des rares lieux de vie de ce grand territoire aride encerclé par les monts Kunlun au sud et les Tian Shan au nord, et à moitié recouvert par le désert du Taklamakan. Elle est à environ 1072 mètres d’altitude. En allant vers le nord, le long de la rivière de Koutcha, on roule sur une plaine aride tapissée de sédiments du Quaternaire et l’on traverse une crête que ce cours d’eau a entaillée. Les géologues l’appellent l’anticlinal de Qiulitagh. Derrière un terrain légèrement vallonné, au loin, se dressent des remparts montagneux aux couleurs flamboyantes. Les strates de ces roches dénudées sont visibles de loin et certaines sont dressées presque à la verticale. On mesure, en les regardant, la puissance des forces tectoniques qui les ont inclinées de cette manière et celle de l’érosion, capable de retirer des milliers de mètres de roches.
Une entaille de 5,5 kilomètres de long dans des sédiments rouges
Après s’être dirigé vers le nord, devant l’un de ces massifs sédimentaires, la rivière s’oriente vers l’est. Un peu plus loin, on arrive devant l’entrée d’une gorge qui est l’une des merveilleuses naturelles du bassin du Tarim. Un grand parking permet de garer sa voiture et il faut payer 40 yuans pour entrer. Elle est appelée le Grand Canyon de Koutcha ou de Keziliya, du nom ouïghour des montagnes dans lesquelles il se trouve. Des agences de voyage chinoises parlent de ce site, mais il reste très peu connu à l’étranger et les touristes qui viennent sont surtout chinois. Il n’est d’ailleurs pas certain que les autorités chinoises cherchent à promouvoir le tourisme dans cette région, à cause des évènements qui s’y déroulent : elles souhaitent plutôt étouffer les désirs d’indépendance des Ouïghours grâce à une répression particulièrement féroce.
Cette merveille se trouve à 64 kilomètres du nord de Koutcha. Elle est presque visible sur les photos satellites empruntées à Google Earth. La rivière de Koutcha y est bien visible. Ses méandres datent d’une époque où la zone était plane. Quand les montagnes ont commencé à s’élever, elle les a érodées, si bien que son cours n’a pas été changé. C’est de cette manière que le Grand Canyon s’est formé. La responsable est une rivière intermittente coulant du nord vers le sud. Un autre cours d’eau a creusé une vallée à peu près parallèle que l’on voit très bien dans la moitié gauche de l’image. D’une longueur de 5,5 kilomètres, le Grand Canyon est composé d’une vallée principale et de sept gorges. Alors que le passage le plus large atteint 50 mètres, le passage le plus étroit n’a que 40 centimètres de large.
Ces cours d’eau traversent un massif montagneux ayant une forme de > sur les images satellites. La responsable de sa surrection apparaît tout aussi clairement : c’est la faille de Koutcha, une ligne légèrement incurvée qui coupe trois fois la rivière de Koutcha et qui paraît blanche entre les lieux appelés Ke Zileya et Ketaike Like. Elle passe juste au sud du parking du Grand Canyon, lequel est à environ 1 500 mètres d’altitude. Au nord de la faille, le terrain est en pente raide et le massif s’élève jusqu’à plus de 2 100 mètres d’altitude. Il s’agit d’une faille inverse, dont le jeu provoque un raccourcissement de la croûte : ces montagnes ont été poussées sur la portion de croûte située au sud. Les géologues parlent d’un chevauchement. Une autre faille fonctionnant de la même manière est visible sur l’image, en haut à droite. On y voit des strates parallèles grises, blanches et rouges. Ce sont les versants d’un autre massif. La faille se trouve au sud, à sa base, à 1 620 mètres d’altitude, et les sommets de ces montagnes dépassent les 1 900 mètres.
La carte géologique accompagnée d’une coupe permet de comprendre la structure de la croûte dans cette région et de connaître les roches visibles dans le Grand Canyon. La coupe a été effectuée selon la ligne verte [AA’] du sud au nord. Elle suit le cours de la rivière de Koutcha (Kuqa River), mais en ignorant ses méandres. Les deux failles sont indiquées par des lignes crénelées roses. On voit que la zone du Grand Canyon est un synclinal : les strates y sont concaves. C’est le synclinal de Bashijiqike (comme toujours, un nom ouïghour prononcé à la manière chinoise).
Les couches géologiques, toutes sédimentaires, sont indiquées par des lettres accompagnées d’indices : K pour le Crétacé inférieur (de 145 à 100 Ma), E pour l’Éocène (de 56 à 34 Ma), N pour le Néogène (de 23 à 2,56 Ma), Q pour le Quaternaire (de 2,56 Ma à maintenant). Au nord-est, il y a des roches du Jurassique et du Trias. Ces sédiments vont être décrits en détail plus loin, dans le cadre d’une histoire géologique de la dépression de Koutcha. Ce territoire de 19 000 km² est un bassin d’avant-chaîne. Il est aussi une « ceinture de plis et de chevauchements ». Les contraintes tectoniques auxquelles il est soumis proviennent du poinçonnement de l’Asie par l’Inde, qui se fait à la vitesse élevée d’environ 2 centimètres par an. La zone du Grand Canyon de Koutcha comprend deux failles, deux anticlinaux (sans compter celui de Qiulitagh) et le synclinal de Bashijiqike. On verra aussi que ces sédiments contiennent une ressource indispensable à la Chine : du gaz naturel. En 2017, elles étaient estimées à 2 000 milliards de mètres cubes. C’est l’une des plus importantes réserves dont ce pays dispose.
Histoire géologique de la dépression de Koutcha
On peut considérer que le bassin du Tarim fait partie de l’Asie depuis le Carbonifère, ce continent étant encore en cours de constitution à cette époque. Il était bordé au nord par le terrane des Tian Shan, qui était auparavant un micro-continent à part. Durant le Permien (de 299 à 252 Ma), celui-ci est devenu montagneux et a transformé la région de Koutcha en un bassin d’avant-chaîne. Le climat permettait à des forêts d’y pousser. À la fin du Trias (de 252 à 201 Ma), elles recouvraient des environnement fluviaux, deltaïques et lacustres et comportaient des fougères Clathropteris. Leurs fossiles sont préservés dans les argilites de la formation Taliqite, comprenant aussi des conglomérats et du sable.
Durant le Jurassique (de 201 à 145 Ma), les montagnes ont été érodées et la région de Koutcha a été transformée en une dépression continentale. Les forêts étaient toujours présentes, mais le Jurassique inférieur n’a pas beaucoup produit de charbon. Le Jurassique moyen a été plus productif. Les veines de la formation Kezileinuer, intercalées dans des mudstones (« roches de boue » composées d’argiles et d’un peu de sable) et de grès, sont assez épaisses pour être exploitables près de Koutcha. Les forêts poussaient dans un environnement de marais et de lacs. Les arbres à feuilles caduques Phoenicopsis témoignent d’un climat tempéré chaud. Les montagnes sont de retour durant le Jurassique supérieur et quelques mètres de conglomérats se déposent dans le bassin de Koutcha. Elles sont considérées comme des « ancêtres » des Tian Shan et doivent leur existence, comme celles-ci, à un raccourcissement de la croûte continentale.
Au début du Crétacé inférieur, le paysage change complètement : il devient aride. Les couches de sédiments cités précédemment comportent tous des sables éoliens, autrement dit des dunes poussées par les vents. La dépression de Koutcha était bordée en nord par les versants dénudés des montagnes. De violentes pluies d’orages déplaçaient des sédiments fins et grossiers, non classés comme disent les sédimentologues. Ils étaient déposés dans des cônes alluviaux au-delà de la zone de piedmont. Les plus fins poursuivaient leur route entre les dunes grâce à des rivières intermittentes, qui alimentaient des sebkhas. Ce sont des zones recouvertes d’une très faible épaisseur d’eau et soumises à une intense évaporation. Il s’y dépose par conséquent des roches appelées des évaporites : gypse, halite (chlorure de sodium), etc.
Les strates du Crétacé inférieur, notés K1 sur la carte géologique, proviennent d’une telle sédimentation. Celles de Yageliemu K1y sont datées du Berriasien (de 145 à 139,8 Ma). Les sédiments plus épais (de 140 à 1100 mètres) de Shusanhe K1s sont datés du Valanginien (de 139,8 à 132,9 Ma) et sont dans leur partie supérieure du mudstone orange-rouge et du grès vert-grisâtre. Les grès orange-rouge de Baxigai K1b, ont pu être datés de l’Hauterivien et du Barrémien (de 132,9 à 125 Ma). Les derniers sédiments du Crétacé inférieur sont ceux de Bashijiqike K1bs. Ces grès rouge-brunâtre et ces conglomérats ont entre 100 et 360 mètres d’épaisseur.
Les sédiments du Crétacé supérieur sont rares dans la dépression de Koutcha et absents dans la zone du Grand Canyon. Durant cette période, la mer a gagné le bassin du Tarim par l’ouest. Elle a fait d’autres incursions durant le Paléogène (de 66 à 23 Ma) avant de se retirer définitivement. Les sédiments de cette période sont d’abord ceux du groupe de Kumugeliemu, notés E1-2km sur la carte, qui ont jusqu’à 3 000 mètres d’épaisseur. Ils comprennent des strates de gypse intercalées avec du calcaire dolomitique, du mudstone, du grès et des conglomérats orange-rouge et vert-grisâtre. Parmi les fossiles, on peut citer un mollusque bivalve appelé Modiolus elegans.
Les strates de l’Oligocène (de 34 à 23 Ma) comprennent les sédiments de Suweiyi noté E2-3s, de 30 à 570 mètres d’épaisseur, composés d’intercalations de grès rouge-brunâtre et de mudstone avec des lits de gypse et de halite. Dessus, la formation Jidike, datée de la fin de l’Oligocène et notée N1j, a jusqu’à 1 300 mètres d’épaisseur. Elle est composée de strates de grès et de mudstone orange-rouge déposées dans des rivières et des lacs et contient des fossiles de poissons. Ils sont surmontés de mudstone et de siltite (grès à grain très fin) orange-rouge et vert-grisâtre avec localement des lits de gypse, qui vont jusqu’au début du Miocène (de 23 à 5,3 Ma). Des fossiles d’algues ont permis leur datation. Ce sont ces sédiments qui coiffent le massif en forme de > entaillée. La formation du synclinal de Bashijiqike a rendu ces couches géologiques concaves. Sur les images satellites, elles paraissent grises et l’on voit des éboulements sur les pentes rouges, vers la faille de Koutcha.
Il faut aller vers l’ouest pour trouver les sédiments de Kangcun N1k, qui ont jusqu’à 1 600 mètres d’épaisseur. Ils sont datés du Miocène. À leur base, se trouvent du grès et du mudstone brun-grisâtre intercalés avec de la siltite et de l’argilite. Dessus, s’est déposé du grès rouge-brun intercalé avec des conglomérats. Le Pliocène (de 5,3 à 2,59 Ma) est l’époque des sédiments de Koutcha N2k, dont l’épaisseur va de 300 à 700 mètres. Ils comportent à leur base de la siltite puis du grès à grains grossiers conglomératique. Enfin, la formation Xiyu Q1x du Pléistocène (de 2,59 Ma à 11 700 ans) est composées de conglomérats.
Sachant cela, on peut comprendre pourquoi la dépression de Koutcha contient de telles réserves de gaz. Il provient des veines de charbon, mais aussi de la matière organique contenue dans des mudstones qui ont sédimenté au fond des lacs. Ce sont les roches-mères. Le gaz a ensuite migré vers des roches-réservoirs, essentiellement les grès de Bashijiqike, grâce à ses fractures, mais aussi une roche appelée la gluténite, dans la formation Kumugeliemu de l’Éocène. Le gaz aurait continué à migrer s’il n’avait pas été retenu par les couches de gypse et de halite. Cumulées, elles ont de quelques dizaines à plusieurs milliers de mètres d’épaisseur. C’est la halite qui est la plus imperméable au gaz naturel, mais le gypse est également une bonne barrière. Ces gisements ont été découverts en 1998. Les forages sont ultraprofonds : il faut parfois de plus de 7 000 mètres pour trouver les réservoirs de gaz.
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