Histoire de la Terre et de la vie - Actualités géologiques

Histoire de la vie

Une crise du Crétacé supérieur

Reconstitution de la forêt ouest-Antarctique durant le Turonien. Peinture de J. McKay / CC BY 4.0.

Il y a 94 millions d’années, la Terre a connu une période exceptionnellement chaude. Elle s’est produite à la limite entre deux étages du Crétacé supérieur, le Cénomanien (de 100 à 94 Ma) et le Turonien (de 94 à 90 Ma). Les océans sont devenus anoxiques, c’est-à-dire qu’ils ont manqué d’oxygène, ce qui a provoqué une crise biologique. On estime que 27 % des espèces d’invertébrés marins ont disparu. Les continents, où les dinosaures régnaient alors, n’ont semble-t-il pas été affectés, c’est pourquoi cette « petite crise » est peu connue. Elle ne fait pas partie des extinctions de masses. On peut l’appeler la crise C-T, mais il ne faut pas la confondre avec la crise Crétacé-Paléogène, notée K-Pg et autrefois appelée la crise Crétacé-Tertiaire, qui s’est produite il y a 66 millions d’années et a décimé les dinosaures.

Les traces de la crise sont visibles dans de nombreux sédiments océaniques, mais surtout en Italie centrale, du côté de Rimini. Des argiles noires contenant jusqu’à 20 % de matière organique (des black shales en anglais) se sont déposées entre des couches blanchâtres de calcaire. On les appelle le niveau Bonarelli. C’est l’anoxie qui a permis la conservation de la matière organique. Quatre autres évènements semblables, quoique moins intenses, se sont produits durant le Crétacé. Tous sont appelés des évènements anoxiques océaniques (Oceanic Anoxic Event OAE en anglais). Les quatre premiers sont datés de l’Hauterivien (de 133 à 125 Ma, événement Faraoni visible sous le niveau Bonarelli) et de l’Albien (de 113 à 100 Ma). Le dernier d’entre eux marque la limite entre le Crétacé inférieur et le Crétacé supérieur. On les désigne comme les OAE 1 a, b, c et d. L’évènement Cénonamien-Turonien est l’OAE 2.

Pourquoi les océans ont manqué d’oxygène

L’explication fait intervenir la tectonique globale de la Terre durant le Crétacé. La Pangée était alors en train de se déchirer et l’Atlantique était en cours d’ouverture. Les dorsales océaniques étaient intumescentes, ce qui augmentait le niveau des mers. Il a été maximal durant le Cénomanien, ce qui a permis l’installation de la mer de la craie sur l’Europe du Nord. Il y avait un volcanisme important sur ces dorsales, mais aussi dans certaines zones de subduction, qui émettaient une quantité importante de dioxyde de carbone. À cause de l’effet de serre, les températures devaient avoir 10 °C de plus que maintenant. Celles des eaux océaniques avaient peut-être 7 °C de plus. Il n’y avait donc pas de calotte glaciaire, or les calottes actuelles jouent un rôle important dans l’oxygénation des fonds océaniques. Au large du Groenland et de l’Antarctique, de l’eau froide chargée d’oxygène (les gaz se dissolvent plus facilement dans l’eau froide que dans l’eau chaude) descend sur le plancher de l’Atlantique et de l’océan Antarctique et parcourt des milliers de kilomètres avant de remonter. De plus, durant le Crétacé, la circulation océanique se faisait plus en longitude qu’en latitude, l’Afrique étant séparée de l’Eurasie et l’Amérique du Nord de l’Amérique du Sud.

La Terre il y a 90 millions d’années.

Le taux élevé de dioxyde de carbone permettait une production importante de phytoplancton, qui est à la base de la chaîne alimentaire. Cela rendait également les pluies acides, par dissolution du CO2, et celles-ci lessivaient les sols de manière plus efficace. À cause du climat permettant une forte évaporation, il y avait deux fois plus de pluies que maintenant. L’altération des continents libérait une grande quantité de nutriments dans les mers, qui profitaient au phytoplancton.

C’est dans ce contexte qu’un volcanisme intense a créé des plateaux basaltiques géants sur les planchers océaniques, semblables aux trapps de Sibérie et aux trapps du Deccan. Le plateau d’Ontong Java, dans le Pacifique, d’une surface de deux millions de kilomètres carrés, a été créé en deux phases, il y a 122 et 90 Ma. Celui de Caraïbes-Colombie s’est mis en place entre 139 et 69 Ma, soit durant la majeure partie du Crétacé. La principale phase de l’activité magmatique s’est déroulée entre 95 et 88 Ma ; des âges ont été mesurés à Haïti et dans l’île de Curaçao au large du Vénézuéla. Elle a donc commencé à la fin du Cénomanien. Le volume total du plateau des Caraïbes est estimé à 4,5 millions de kilomètres cubes de basalte. Il a été créé par un point chaud qui était initialement lié aux îles Galapagos. Un autre point chaud ayant émis une quantité équivalente de lave à Madagascar a sans douté été impliqué.

Une importante phase éruptive a dû surcharger en dioxyde de carbone une atmosphère qui en était déjà très chargée. En 2007, une étude approfondie du niveau Bonarelli a permis de confirmer que le volcanisme a bien été responsable de cette crise, en libérant une énorme quantité de CO2 : entre 70 000 et 120 000 gigatonnes durant une période évaluée entre 70 000 et 120 000 ans. De plus, le rejet de cendres volcaniques montre que les éruptions n’ont pas été que sous-marines. La quantité d’émission annuelle du CO2 était légèrement inférieur à celle actuellement causée par les activités humaines, mais pendant une durée beaucoup plus longue. Cela a entraîné une chute du rapport 13C/12C dans l’eau de mer (le rapport entre les deux isotopes stables du carbone) et des changements dans la composition isotopique du plomb dans les sédiments silicatés.

Un autre article publié en 2013 a été consacré à l’élimination de ce CO2 excédentaire. Ses auteurs ont étudié le rapport les concentrations en lithium 7 et en lithium 6 dans trois formations sédimentaires en Grande-Bretagne et en Italie, parce qu’il reflète directement l’altération des roches par les précipitations. Ils ont trouvé qu’elle a été amplifiée durant la crise C-T et qu’elle a décliné au bout de 300 000 ans. Bien entendu, l’altération des basaltes a commencé dès le début de la crise. On sait qu’elle est le moyen le plus efficace de soutirer du CO2 à l’atmosphère. La quantité retirée a été évaluée entre 40 000 et 80 000 gigatonnes, soit un peu moins que la quantité émise – mais celle-ci a peut-être été sous-estimée.

Des ichthyosaures, amniotes marins disparus à la fin du Cénomanien. Illustration d’Audrey Atuchin.

Le flux de nutriments issus de l’altération a dû provoquer une prolifération de phytoplancton, et selon un mécanisme classique, entraîner l’anoxie des océans. Des déjections et des restes d’organismes vivants chutaient dans les eaux profondes et permettaient à des écosystèmes de s’y développer, mais ils ont consommé trop d’oxygène. La matière organique, préservée dans des couches de sédiments, s’est partiellement transformée en hydrocarbures aujourd’hui exploités (voir cet article pour connaître le mécanisme détaillé de l’anoxie). Cependant, une température très élevée de la surface des océans peut être aussi être en elle-même une cause d’anoxie, en entravant la formation d’eaux profondes contenant de l’oxygène.

Conséquences de la crise Cénomanien-Turonien sur la biosphère

Ce sont les invertébrés, comme les constructeurs de récifs, les ammonites et les bélemnites (des mollusques céphalopodes), ainsi que les foraminifères (du microplancton très utilisé en stratigraphie), qui ont été les principales victimes de la crise C-T. Dans l’ensemble, les vertébrés y ont échappé. Ils comprennent les poissons, qui sont en fait des sélaciens (représentés par les requins et les raies) et des actinoptérygiens. Les mers du Mésozoïque étaient peuplées par d’abondants « reptiles marins » : des sarcoptérygiens qui ont évolué en tétrapodes puis en amniotes durant le Dévonien supérieur et le Carbonifère, et qui sont redevenus aquatique durant le Trias. Parmi eux, les ichthyosaures, des animaux marins ressemblant à des dauphins, ont disparu durant l’anoxie, après une diminution de diversité durant le Crétacé inférieur puis durant le Cénomanien, causée par des changements climatiques antérieurs à la crise C-T. Cette dernière semble avoir été pour eux le coup de grâce, alors que d’autres prédateurs comme les mosasaures ont pu s’adapter aux changements environnementaux et connaître une importante radiation. Le Cénomanien a également été profitable aux rudistes (des mollusques bivalves éteints durant la crise K-Pg), aux eutéléostéens (la plupart des actinoptérygiens) et aux sélaciens, en particulier aux requins.

Modification du climat et de la flore dans le bassin sédimentaire sud-provençal d’après Heimhofer et al., 2018. Durant l’anoxie, le climat était exceptionnellement chaud et humide. L’évaporation des mers et les précipitations étaient intenses. La végétation était dominée par des Araucariacées (a) et d’autres conifères (b), ainsi que par des Cupressacées (c), des gymnospermes comprenant les cyprès et les thuyas. Ce climat a ouvert la voie à des angiospermes (d) connus grâce à leur pollen. Des fougères (e) étaient présentes. Le climat s’est ensuite refroidi et est devenu plus sec. Des savanes comprenant des angiospermes se sont développées.

Sur les continents, les changements climatiques ont dû être importants. Le meilleur moyen de les évaluer est d’étudier la végétation, mais peu d’articles ont été publiés à ce sujet. L’un d’eux, datant de 2018, est basé sur des sédiments de la région de Cassis, dans le bassin sédimentaire provençal. Ils se sont déposés sous la mer, à relativement grande profondeur, mais ils recèlent des pollens. Les auteurs commencent par rappeler les études antérieures, qui évaluent l’élévation de température des eaux de surface des mers à 2‒4 °C aux basses et moyennes latitudes, et à 4‒5 °C sur les plateaux continentaux aux moyennes latitudes. L’évènement a duré au maximum 800 000 ans, ce qui est ponctuel à l’échelle des temps géologiques mais pas pour la biosphère. Ils livrent ensuite leurs propres évaluations. Les températures ont dépassé les 35 °C dans le bassin sud-provençal. Elles ont atteint les 38 °C, puis elles sont descendues sous les 32 °C durant une phase de refroidissement qui a duré quelques dizaines de milliers d’années. Celle-ci a provoqué une expansion de la végétation de type savane riche en angiospermes (les plantes à fleurs) dans les écosystèmes forestiers dominé par les conifères. Ainsi, la crise C-T annonce le début du règne des plantes à fleurs. C’est la grande révolution que le monde végétal a connue depuis le Crétacé supérieur.

Une forêt humide en Antarctique

On ne peut pas conclure sans mentionner une publication effectuée en 2020, suite à expédition de l’Institut Alfred Wegener en Antarctique occidental, bien qu’elle ne concerne pas exactement la crise C-T, mais le Turonien, le Coniacien (de 90 à 86 Ma) et le Santonien (de 86 à 84 Ma). Un carottage a été effectué dans la mer d’Amundsen, à travers la glace. Il a atteint des sédiments âgés de 93 à 83 Ma, où les restes d’une forêt humide ont été découverts. Il y avait des racines fossilisées, avec des pollens et spores. Elles étaient prises dans des mudstones, mélanges de sables et d’argiles qui se déposent habituellement en milieu continental. Durant le Turonien-Santonien, ce territoire se trouvait à une latitude de 82° S, soit à seulement 900 km du pôle Sud, si bien qu’il était plongé dans une nuit polaire complète chaque année durant au moins quatre mois. Il y a 90 Ma, le continent Zealandia commençait à se détacher de l’Antarctique occidental. Ces forêts se trouvaient non loin du rift.

Le Leaellynasaura est un petit dinosaure qui a vécu il y a environ 115 Ma au sud-est de l’Australie, quand ce continent était encore lié à l’Antarctique oriental. Il subissait les nuits polaires. @ Nobu Tamura.

Les analyses palynologiques ont indiqué une température moyenne annuelle de 13 °C, avec le mois d’été le plus chaud à 18,5 °C, et des précipitations d’environ 1 120 mm/an. La représentation de J. McKay est basée sur ces données. La découverte de ces forêts n’était pas une surprise. On savait déjà que des forêts existaient dans les hautes latitudes, en Antarctique et en Australie, ainsi qu’en Sibérie, mais cette expédition a permis de mieux les connaître. Elles montrent à quel point la Terre du Crétacé était chaude, avec un faible gradient de température entre l’équateur et les pôles. Il fallait une concentration de CO2 comprise entre 1 120 et 1 680 ppmv (contre 410 ppmv actuellement). L’absence de calotte glaciaire donnait à la Terre un albédo (un pouvoir réfléchissant) plus faible que maintenant, ce qui lui permettait d’être mieux chauffée par le rayonnement solaire. Les forêts et les savanes ont un albédo de 0,15 à 0,20 contre 0,85 pour la glace et la neige, or il y en avait beaucoup durant le Crétacé, sur tous les continents.

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Junichiro Kuroda et al., Contemporaneous massive subaerial volcanism and late cretaceous Oceanic Anoxic Event 2, Earth and Planetary Science Letters 256, 211–223, 2007.

Philip A. E. Pogge von Strandmann et al., Lithium isotope evidence for enhanced weathering during Oceanic Anoxic Event 2, Nature Geosciences, 7 July 2013.

Valentin Fischer, Nathalie Bardet et al., Extinction of fish-shaped marine reptiles associated with reduced evolutionary rates and global environmental volatility, Nature Communications, 8 March 2016.

Ulrich Heimhofer et al., Vegetation response to exceptional global warmth
during Oceanic Anoxic Event 2, Nature Communications, 20 September 2018.

Johann P. Klages et al., Temperate rainforests near the South Pole
during peak Cretaceous warmth, Nature, 1 April 2020.

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