L’océan de magma dont la Terre a été recouverte après l’impact géant était entretenu par l’effet serre que la vapeur d’eau et le dioxyde de carbone exerçaient et par les marées, beaucoup plus amples que maintenant car la Lune était très proche de la Terre. Environ un million d’années après sa formation, sa température a commencé à chuter. Comme l’eau était de moins en moins soluble dans le magma à mesure qu’il se refroidissait, l’océan a effectué un dégazage : des bulles de vapeur d’eau apparaissaient et montaient vers la surface. La pression partielle de vapeur dans l’atmosphère a donc augmenté. Sa condensation en altitude a accru l’épaisseur de la couche de nuages jusqu’au moment où les premières pluies sont tombées.
Les scientifiques s’accordent à dire que l’océan de magma a commencé à se solidifier quand le flux de chaleur interne est passé sous le seuil de 140 ou 150 W/m², parce que la Lune s’éloignait de la Terre et que l’amplitude des marées diminuait. Outre un flux de chaleur venu des profondeurs, sa surface était chauffée par le rayonnement solaire absorbé, qui valait de 120 à 150 W/m² selon l’albédo. Cet apport de chaleur, venu à la fois du bas et du haut, devait compenser un flux d’énergie émis vers l’espace d’environ 310 W/m² (limite de Simpson-Nakajima). La troposphère supérieure émettait ce rayonnement depuis la condensation des premiers nuages.
Une banquise de minéraux ultramafiques hydratés
L’équilibre radiatif n’empêchait pas la Terre de se refroidir, mais elle le faisait lentement. Quand le flux d’énergie venu des profondeurs de la Terre et du Soleil est devenu trop faible pour compenser cette perte de 310 W/m², l’équilibre a été rompu et la Terre s’est refroidie beaucoup plus vite. Des morceaux de croûte primitive ont pu se former quand la température de surface est descendue sous les 700 °C.
On peut imaginer qu’à des endroits où la température de surface était assez basse, le magma devenait de plus en plus visqueux et que des minéraux ont commencé à cristalliser. Dans un magma ultramafique (avec moins de 45 % de silice), les principaux minéraux à apparaître sont l’olivine (Mg,Fe)2SiO4 et l’enstatite Mg2(SiO3)2 (un pyroxène). Du feldspath plagioclase peut également cristalliser, du spinelle à plus grande profondeur ou du grenat à plus de 80 km de profondeur. S’ils n’avaient pas réagi avec l’eau, ils auraient coulé puisqu’ils étaient plus denses que le magma, mais l’eau était présente, quoique à l’état de vapeur. Les minéraux s’hydrataient alors et devenaient moins denses, si bien qu’ils pouvaient flotter sur le magma.
Par exemple, la fayalite Fe2SiO4 (olivine purement ferrique) se combine avec de l’eau pour se transformer en silice SiO2, hématite Fe2O3 et en hydrogène. Ensuite, la forstérite Mg2SiO4 (olivine purement magnésienne) réagit avec cette silice et l’eau pour donner de la serpentine Mg3Si2O5(OH)4. Aujourd’hui, ce minéral se forme abondamment par hydratation des péridotites (composées principalement d’olivine, aussi appelée péridot, et de pyroxènes) du manteau dans les fonds océaniques. La roche obtenue est une serpentinite. Cependant, cette réaction chimique ne se produit qu’à basse température. Avec une atmosphère entièrement constituée de 100 bars de vapeur d’eau, le domaine de stabilité de la serpentine s’arrête à 400 °C. Entre 400 et 500 °C, c’est celui du talc et de l’anthophyllite (un silicate hydraté de la famille des amphiboles). Au-delà, la forstérite, l’enstatite et l’eau coexistent, si bien qu’il ne peut pas se former de croûte. Ces chiffres augmentent avec la pression de vapeur d’eau.
Si l’on suppose que la température augmentait de 200 °C à chaque kilomètre dans l’océan de magma, la couche superficielle hydratée devait avoir 2 km d’épaisseur. C’est là que cristallisaient les minéraux hydratés. Elle était assez légère pour soutenir des roches plus lourdes, comme la dunite, composée à plus de 90 % d’olivine, ou la péridotite. Comme la surface de l’océan de magma était très turbulente et que les chutes de météorites restaient fréquentes et violentes, l’existence de vastes surfaces solides est peu probable. Cette croûte primitive devait être constamment fragmentée en des plaques de roches qui dérivaient au gré des courants, un peu comme des plaques de basalte sur un lac de lave actuel. Il y a une différence d’échelle. Aujourd’hui, la lave entre en contact avec de l’air beaucoup plus froid, alors que durant l’Hadéen, le magma était surmonté d’une épaisse atmosphère aussi chaude que lui.
Premières couches de roches dans le manteau et en surface
Actuellement, l’olivine se transforme en wadsleyite à 410 km de profondeur puis en ringwoodite à 520 km de profondeur, sous l’effet de la pression. À 660 km de profondeur et à 1 650 °C, il se dissocie en bridgmanite MgSiO3 et ferropericlase (Mg,Fe)O, marquant le commencement du manteau inférieur. Celui-ci s’étend de 660 à 2 900 km de profondeur, jusqu’au noyau métallique. Durant l’Hadéen comme maintenant, l’olivine ne pouvait pas exister dans cette zone. C’était de la bridgmanite qui cristallisait directement à partir du magma. Les cristaux n’étaient pas tous condamnés à couler jusqu’au noyau ou à monter jusqu’à la surface de la Terre. À une certaine profondeur, ils pouvaient flotter, d’où l’idée qu’il a pu exister deux océans de magma, un en surface et l’autre basal, au-dessus du noyau. Ils étaient séparés par une couche de roches composées principalement de bridgmanite, située entre 1 700 et 1 860 km de profondeur d’après l’équipe de Reidar G. Trønnes. L’océan de magma basal a pu subsister bien plus longtemps que l’océan de surface. Toutefois, pour élaborer ce modèle, les chercheurs sont partis de l’hypothèse d’une Terre initialement totalement liquide. Il est tout à fait possible que des roches de la proto-Terre aient survécu à l’impact géant à la base du manteau.
Une autre zone de flottation a pu exister à 250 km de profondeur, dans ce qui allait devenir le manteau supérieur, à cause d’un changement de densité du magma lié à la concentration en eau et à l’augmentation de la pression. Des fragments de croûte primitive coulaient de temps en temps, lestés par des roches riches en olivine, et leur chute s’arrêtait dans cette zone, si bien que ces fragments s’y accumulaient. Des pyroxènes et des grenats, cristallisés à des profondeurs supérieures, s’y déposaient également, ainsi que des olivines formées à des profondeurs inférieures et montant grâce à une densité plus faible que celle du magma. L’apparition de telles couches de roches a fait baisser le flux de chaleur interne. Il a chuté largement sous les 140 W/m², à une valeur qui n’est pas connue.
Le déluge universel
Un tournant a été franchi quand la croûte primitive a totalement recouvert la Terre. Elle a formé une couche isolante qui a ralenti le refroidissement de l’océan de magma et accéléré celui de l’atmosphère. La condensation de vapeur d’eau s’est accrue et les nuages se sont mis à lâcher des pluies torrentielles. Les scientifiques s’accordent sur la brutalité du phénomène et parlent d’un « déluge universel ». Pour Yutaka Abe, les précipitations ont dû être de 7 mètres par an, soit 10 fois plus que des pluies tropicales. À ce rythme, il n’a fallu qu’un millier d’années pour que les premiers océans soient constitués. Pour Kevin Zahlne, il n’est tombé qu’un mètre d’eau par an, ce qui n’a pas empêché le phénomène d’être instantané à l’échelle des temps géologiques. Il est peut-être resté quelques dizaines de bars de vapeur d’eau, mais sa pression partielle avait beaucoup diminué et le flux d’énergie sortant est passé sous le seuil des 310 W/m². La Terre avait retrouvé son équilibre radiatif avec une température de surface qui devait être inférieure à 300 °C (sachant que la pression atmosphérique permettait à l’eau d’être liquide au-dessus de 100 °C). Elle était dans un nouvel état stable qui a pu durer plus de 100 millions d’années.
Les artistes représentent habituellement la Terre hadéenne par des plaines nues de couleur sombre d’où émergent des volcans, mais elle n’a dû avoir que brièvement un tel visage. Ces descriptions ne tiennent pas compte des centaines de bars de vapeur d’eau de l’atmosphère et des nuages qui ont dissimulé sa surface. Ils ont commencé à se dissiper après la formation des océans. La Terre est alors apparue comme un monde aquatique et elle l’est resté jusqu’à la fin de l’Archéen il y a 2,5 milliards d’années. Elle a certes connu une forte activité volcanique, mais qui s’est en grande partie déroulée sous l’eau. De plus, les fonds océaniques sont restés à peu près plats jusqu’à moment où l’océan de magma souterrain s’est totalement solidifié. Si des édifices volcaniques s’étaient constitués sur la croûte primitive, elle aurait fléchi sous leur poids, puisque le magma sur lequel celle-ci était posée ne pouvait pas la soutenir.
Une croûte primitive de serpentinites et de péridotites sur l’océan de magma avec des veines de roches felsiques
Avec moins de 300 °C, le domaine de stabilité à la surface de la Terre était celui de la serpentine. La croûte primitive était donc constituée d’une couche de serpentinite supportant quelques milliers de mètres d’épaisseur d’eau et, par dessous, d’une couche de péridotite. Celle-ci reposait directement sur le magma. Elle était certainement divisée en plaques qui pouvaient légèrement bouger les unes par rapport aux autres, comme la banquise de glace recouvrant le satellite Europe de Jupiter. Les forces de marées, qui continuaient à déformer la Terre, rendaient ces mouvements inévitables. On imagine que de la lave provenant de l’océan de magma jaillissait par des fissures mais se solidifiait immédiatement au contact de l’eau de mer. Ils formaient des monts sous-marins, voire des plateaux, sous lesquelles la croûte ployait. De plus, cette lave très chaude réagissait avec les serpentinites en libérant l’eau que ces roches contenaient.
La cristallisation de l’olivine, particulièrement pauvre en silice, rend le magma restant plus riche en silice – c’est la cristallisation fractionnée. Quand l’océan de magma était en fin de vie, il devait par conséquent avoir une composition basaltique, avec un taux de silice compris entre 45 et 52 %. En 2020, l’équipe d’Anastassia Borisova, du laboratoire Géosciences Environnement Toulouse, a fait réagir de la serpentinite soumise à des pressions de 0,2 à 1,0 GPa (correspondant à des profondeurs de 5 à 30 km sous terre), avec du magma basaltique dont la température était comprise entre 1 250 et 1 300 °C. Les fluides libérés ont entraîné une fusion partielle des péridotites. À une pression de 0,2 GPa, il est resté de l’olivine riche en magnésium, de la chromite (oxyde de fer et de chrome) et un magma contenant une importante proportion de silice : entre 57 et 71 %. La cristallisation d’un tel magma donne des roches de type tonalite, trondhjémite ou granodiorite – désignées par l’acronyme TTG. Il s’agit des plus anciennes roches plutoniques connues sur Terre, fréquentes durant l’Archéen. Elles subsistent, souvent métamorphisées, dans les premières croûtes continentales. Les croûtes récentes contiennent plutôt des granites, qui ont un taux de silice supérieur à 65 %. En revanche, à une pression de 1 GPa, le magma obtenu ne comporte que 50 % de silice.
Les roches plutoniques proviennent d’un magma qui a lentement cristallisé à une certaine profondeur dans la croûte océanique ou continentale. Elles sont grenues, c’est-à-dire constituées de cristaux visibles à l’œil nu. Les feldspaths sont des minéraux fréquents, sauf dans les roches ultramafiques. On distingue l’albite, les feldspaths potassiques (orthose ou microcline) et l’anorthite, qui sont respectivement des alumino-silicates de sodium, de potassium et de calcium. Tous les feldspaths sont des mélanges (des « solutions solides ») de ces trois minéraux. Ainsi, les granites contiennent des feldspaths alcalins, qui sont des mélanges de feldspaths sodiques et potassiques. Les TTG comportent en revanche des plagioclases, qui sont des mélanges d’albite et d’anorthite. Les feldspaths alcalins sont minoritaires dans les granodiorites et presque inexistants dans les tonalites et les trondhjémites. Granites et TTG ont au moins 20 % de quartz. Leur richesse en feldspaths et en quartz leur donne une couleur claire et leur vaut l’appellation de roches felsiques.
Anastassia Borisova, Anne Nédélec et d’autres scientifiques ont poursuivi leurs recherches. En 2021, ils ont démontré que des cristaux de zircon semblables aux zircons hadéens peuvent se former dans ces magmas. Certains de ces cristaux, de longueur toujours inférieure au millimètre, ont survécu jusqu’à aujourd’hui. Le plus ancien est âgé de 4,4 milliards d’années. Ce sont les plus anciens matériaux terrestres. Les magmas produits en laboratoire se solidifient trop vite pour que des zircons aient le temps d’apparaître, les roches obtenues étant vitreuses, mais les géologues peuvent déterminer par le calcul quels minéraux se formeraient si ces magmas avaient le temps de cristalliser. L’oxygène de ces zircons « théoriques » n’a pas exactement la même composition isotopique que celui des zircons hadéens, mais cela s’explique par la chaleur de la Terre hadéenne. Le zircon ne cristallise pas dans les magmas pauvres en silice, et donc pas dans l’océan de magma, ni dans un manteau péridotitique, ni dans une croûte ultramafique ou mafique (par exemple basaltique). Il fallait que des magmas riches en silice, dits felsiques, apparaissent, comme ceux qui ont donné ces TTG.
Depuis la découverte des zircons hadéens, de nombreuses théories ont été élaborées pour expliquer comme ils se sont formés. Celle-ci est très satisfaisante : la réaction d’une protocroûte ultramafique hydratée avec du magma basaltique à moins de 10 kilomètres de profondeur engendre du magma felsique. Elle peut être réalisée dans différents contextes géodynamiques, si bien que des zircons ont continué à être produits après que l’océan de magma s’est totalement solidifié. Une fusion localisée du manteau pouvait engendrer du magma basaltique montant par des conduits volcaniques ou des proto-rifts.
Des veines de roches felsiques dans les croûtes océaniques actuelles
Cette théorie peut même être appliquée à la Terre actuelle. Il existe deux types de croûtes océaniques. Celles produites par les dorsales à expansion rapide comprennent une couche de gabbro à la base, posée sur les péridotites du manteau, et du basalte dans leur partie supérieure. Ces roches proviennent de magmas basaltiques émis par la dorsale. La différence entre le gabbro et le basalte et que le premier est entièrement cristallisé et que le deuxième ne l’est pas. Généralement, des veines de roches felsiques sont présentes au sommet de la couche de gabbro. Elles représentent environ 1 % de la croûte océanique. Il s’agit de trondhjémite, de tonalite ou de diorite (pauvres en quartz), collectivement désignées sous le nom de plagiogranites. Contrairement au gabbro et au basalte, elles comportent des zircons qui se prêtent à une datation. D’après des expériences de laboratoire, elles pourraient provenir d’intrusions de fluides riches en eau dans la croûte océanique, entraînant une fusion partielle de gabbros hydratés et la production d’un magma felsique.
Les croûtes océaniques produites par des dorsales à expansion lente sont constituées de péridotites serpentinisées. Elles comportent par endroits des plutons de gabbro qui sont des chambres magmatiques refroidies. On y trouve aussi des plagiogranites. L’ophiolite du Chenaillet dans les Hautes-Alpes est un fragment d’une ancienne plaque océanique. Elle comporte une couche de serpentines de couleur noire incluant de petits massifs de roches claires. C’est de l’albitite, constituée principalement d’albite. Elle contient aussi de l’orthose et des amphiboles vertes, ainsi qu’un peu de titanite et de zircon. On la considère comme un plagiogranite.
D’après les travaux d’Anastassia Borisova, des intrusions dans les péridotites hydratées froides de magma basaltique chaud venu du manteau, près des dorsales océaniques « lentes », pourraient entraîner leur fusion partielle avec l’assistance d’eau de mer infiltrée dans la croûte à faible profondeur. Des magmas felsiques hydratés seraient ainsi produits, ainsi que des dunites et des chromites, et des veines de plagiogranites pourraient se former. De telles veines ont dû apparaître en abondance dans la croûte primitive hadéenne. Elles ont par la suite été détruites, mais leur cristaux de zircon ont survécu.
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Francis Albarède, Anne Blichert-Toft, The split fate of the early Earth, Mars, Venus, and Moon, Comptes Rendus Geoscience 339, 2007
Anastassia Y. Borisova et al., Hydrated Peridotite – Basaltic Melt Interaction Part I: Planetary Felsic Crust Formation at Shallow Depth, Frontiers in Earth Science, 28 May 2021.
Anastassia Y. Borisova, Hadean zircon formed due to hydrated ultramafic protocrust melting, Geology, November 22, 2012.
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