La Terre émet de la chaleur qui est à l’origine du déplacement des plaques lithosphériques, et par conséquent des séismes et des surrections de montagnes, ainsi que du volcanisme et de l’hydrothermalisme. Sans ce flux de chaleur, dit géothermique, la Terre serait une planète morte où les seuls phénomènes géologiques à l’œuvre seraient l’érosion et la sédimentation. Il a été estimé à 0,09 W/m² (watt par mètre carré), ou encore à 90 mW/m² (milliwatts par mètre carré), ce qui est extrêmement faible comparé aux 340 W/m² que le sommet de l’atmosphère reçoit en moyenne du Soleil, par l’intermédiaire des rayonnements électromagnétiques (voir le bilan radiatif de la Terre). Cela donne un flux total de 47 ± 2 TW (térawatts ou mille milliards de watts). Il faudrait près de 47 000 centrales nucléaires pour produire cette énergie. Évidemment, le flux géothermique n’est pas le même partout. Dans les océans, il peut varier de moins de 60 mW/m² dans les plaines abyssales à près de 350 mW/m² sur la dorsale Est-Pacifique, où le volcanisme et l’hydrothermalisme sont très actifs mais impossibles à observer de la surface.
Une partie de ce flux provient du refroidissement de la Terre, créée il y a 4,57 milliards d’années par accrétion de corps de composition semblable à celle des chondrites – les plus fréquentes des météorites. Comme chacun d’eux a amené de l’énergie cinétique, la Terre était extrêmement chaude durant sa jeunesse. Elle a été recouverte par un océan de magma pendant ses 170 premiers millions d’années. Cette chaleur dite résiduelle est toujours en train de se dissiper aujourd’hui. L’autre source de chaleur est le déclin radioactif de l’uranium et du thorium, ainsi que du potassium 40. Chacun de ces éléments se transforme en effet grâce à des réactions qui se produisent dans leurs noyaux et qui dégagent de la chaleur. Il y en a certes très peu, mais cette chaleur s’accumule dans le manteau et la croûte, dont il faut rappeler qu’ils sont solides : ils sont composés de roches.
Ainsi, le potassium 40 se transforme principalement en calcium 40, qui contient un proton de plus et un neutron de moins, soit 20 protons et 20 neutrons. Cette réaction nucléaire s’appelle la désintégration β– (bêta moins) : un neutron se transforme en un proton en émettant un électron et un antineutrino électronique. Elle dégage 1,311 MeV (méga-électron-volt). La demi-vie est de 1,248 milliard d’années, ce qui fait qu’au bout de cette période, le nombre de noyaux de potassium est divisé par deux. Les géochimistes se servent de cette propriété pour dater certaines roches. Une autre réaction possible, moins fréquente, est la capture d’un électron par un noyau de potassium 40, qui transforme celui-ci en un noyau d’argon 40 avec émission d’un positron, d’un neutrino électronique et de 1,505 MeV. Presque tout l’argon de l’atmosphère terrestre vient de là.
Le noyau d’uranium 238 se transforme en noyau de plomb 206 par une cascade de réactions émettant au total six antineutrinos électroniques et 51,7 MeV. Sa demi-vie est de 4,48 milliards d’années. L’uranium 235 se désintègre également, mais il est beaucoup moins abondant. Il faut encore mentionner le thorium 232, qui décline en plomb 207 en émettant 4 antineutrinos électroniques et 42,7 MeV, avec une demi-vie de 14 milliards d’années. Tous ces éléments sont lithophiles : ils ont une affinité avec l’oxygène, si bien qu’ils se concentrent dans les roches du manteau et surtout dans celles de la croûte, formées de silicates (oxydes de silicium) et d’aluminates (oxydes d’aluminium). Alors que l’uranium est l’élément le plus rare du Système solaire, il est présent dans les granites, les principales roches de la croûte continentale, avec une proportion de 2 à 7 ppm (parties par million). Sa radioactivité fait qu’il est dangereux de vivre dans une maison en granite. En revanche, on ne s’attend pas à trouver d’uranium dans le noyau terrestre, composé à 85 % de fer métallique, non oxydé.
Sachant qu’il y a en moyenne 1,4 ppm d’uranium 238 dans la croûte continentale et qu’un kilogramme de cet isotope dégage 0,0937 mW de chaleur (et 155 millions d’antineutrinos par seconde), on calcule que l’uranium de la croûte continentale produit 2,6 TW de chaleur. On parle de chaleur radiogénique. La prise en compte des autres isotopes radioactifs donne une contribution de 6,5 TW pour toute la croûte. Les scientifiques s’accordent à peu près sur cette estimation. Ainsi, d’après un article de Wipperfurth, Šrámek et McDonough publié en 2020, cette contribution est de 7 ± 2 TW. Pourtant, la croûte continentale ou océanique (dont la contribution est négligeable) n’est qu’une fine « peau » enveloppant la Terre : guère plus d’une trentaine de kilomètres d’épaisseur alors que le rayon moyen de la Terre est de 6 371 km. Elle représente 0,5 % de sa masse. Les 6,5 TW sur les 47 TW totaux reflètent la forte concentration en isotopes radioactifs producteurs de chaleur dans la croûte.
Évaluer la chaleur radiogénique produite par le manteau est beaucoup plus difficile, puisqu’il est quasiment impossible de le sonder : il s’étend sous nos pieds jusqu’à 2 900 km de profondeur et représente environ 67 % de la masse de la Terre. On sait néanmoins que sa partie la plus superficielle est composée de roches appelées des péridotites et qu’elles contiennent peu d’uranium. Les roches plus profondes devraient avoir à peu près la même composition chimique, mais des minéraux différents à cause de la pression et de la chaleur. Comme la Terre est composée de corps semblables aux chondrites à enstatite (un minéral de la famille des pyroxènes), en étudiant la composition chimique de ces météorites, on peut essayer d’en déduire celle du manteau. Cela a été fait par une équipe française en 2010. Elle a estimé que le manteau inférieur, de 660 à 2900 km de profondeur, est très appauvri en uranium et thorium. Selon ce modèle, la production de chaleur radiogénique par le manteau serait d’environ 10 TW. D’autres études ont cependant donné des résultats très différents. Selon Donald Turcotte et Gerald Schubert, par exemple, les mouvements de convection du manteau indiquent une production de chaleur de 30 TW.
Si l’on pouvait détecter les neutrinos, ou plutôt les antineutrinos, émis par ces réactions nucléaires, on pourrait faire une estimation plus directe des flux de chaleur radiogénique. Ces particules sont qualifiées de géoneutrinos. Comme ils interagissent très peu avec la matière, ils peuvent s’échapper de la Terre. Ils sont insensibles aux interactions électromagnétique et forte (celle qui maintient les noyaux des atomes). Seules les interaction gravitationnelle et faible ont prise sur eux. Grâce à la seconde, un antineutrino électronique peut réagir avec un proton libre pour donner un neutron et un électron, mais à condition de dépasser un seuil énergétique de 1,8 MeV. Par ce moyen, seuls certains géoneutrinos produits par les déclins radioactifs de l’uranium et du thorium, les plus énergétiques, peuvent être captés.
Ce sont des physiciens japonais qui ont pour la première fois détecté des géoneutrinos, grâce à leur détecteur KamLAND. Il a été installé dans la mine Kamioka, sous un à deux kilomètres de roches dans les Alpes japonaises, afin de limiter l’intrusion de muons d’origine atmosphérique. En 2005, ils ont annoncé dans la revue Nature avoir capturé une vingtaine d’antineutrinos d’origine terrestre. Tout le problème était de les distinguer des antineutrinos émis par les centrales nucléaires voisines. Les physiciens en ont déduit que l’uranium et le thorium du manteau et de la croûte produisent environ 11,2 TW de chaleur. En ajoutant les autres isotopes radioactifs, on arrive à un total d’environ 14 TW. Il y a cependant d’autres manières d’interpréter ce flux de géoneutrinos. Sachant qu’ils proviennent majoritairement de la croûte et ayant calculé que la chaleur radiogénique produite par elle est de 7 ± 2 TW, Scott Wipperfurth et ses deux collègues en ont déduit que la Terre produit une chaleur radiogénique totale de 21,5 ±10,4 TW.
En 2020, de nouveaux résultats ont été présentés dans Physical Review D par une équipe internationale de physiciens, assez nombreuse comme c’est souvent le cas en physique des particules. L’auteur principal était Matteo Agostini de l’Université Technique de Münich. Le détecteur Borexino, installé dans le laboratoire du Gran Sasso dans les Apennins au centre de l’Italie, a observé une cinquante de géoneutrinos de décembre 2007 à avril 2019. Pour interpréter ces résultats, les auteurs ont dû supposer que le rapport thorium/uranium vaut 3,9 dans l’ensemble de la Terre (comme dans les chondrites) et donc 3,7 dans le manteau. Par conséquent, la production de chaleur radiogénique du manteau a été estimée à 24,6 ± 10 TW, d’où un total de 38,2 ± 12 TW (en simplifiant les incertitudes). On peut être presque sûr que le manteau contient une concentration d’au moins 0,013 ppm d’uranium et d’au moins 0,048 ppm de thorium, deux éléments qui produisent un flux de chaleur supérieur à 10 TW. Si l’on ajoute le potassium 40, le flux doit être supérieur à 12,2 TW.
Un nouvel article, publié en 2022 dans la revue Earth and Planetary Science Letters, a relevé un défaut dans la démarche d’Agostini et de son équipe. Cette fois, une géologue y a participé : Laura Sammon de l’Université du Maryland. Elle a été secondée par William McDonough, qui a participé à l’article de 2020. Ils insistent sur le fait que la sensibilité du détecteur dépend de l’inverse du carré de la distance de la source de neutrinos, et par conséquent que la lithosphère locale contribue presque à la moitié du signal reçu. La lithosphère est composée de la croûte, qui est continentale dans le cas présent et dont l’épaisseur est de 20 à 30 km et du manteau lithosphérique, dont l’épaisseur est d’environ 150 km. En d’autres termes, la moitié des neutrinos captés vient des environs du détecteur. Il est donc important de savoir quelles sont les sources de neutrinos situées en Italie centrale.
Les Apennins, dans lesquels le Laboratoire national du Gran Sasso a été aménagé, est une chaîne de montagnes récente, née de la subduction de la plaque adriatique sous la plaque eurasiatique. Elle a commencé à se soulever au début du Miocène, il y a 20 millions d’années. Elle comporte principalement des sédiments déposés dans des bassins qualifiés par les géologues d’avant-pays et d’avant-fosse. De tels bassins se forment à proximité d’une chaîne de montagnes et se remplissent en partie de sédiments produits par son érosion, mais les sédiments les plus abondants sont des carbonates déposés antérieurement, durant le Mésozoïque pendant que ces territoires étaient recouverts par les eaux de l’océan Téthys. Le métamorphisme de ces carbonates a donné le marbre de Carrare.
Le détecteur Borexino a été construit à côté d’une zone de sédiments carbonatés, indiqués en vert sur la carte, qui sont pauvres en isotopes radioactifs : ils contiennent au maximum 2 ppm d’uranium. L’équipe de Matteo Agostini a donc considéré qu’elle émet peu de géoneutrinos. Elle n’a pas tenu compte de la présence d’une « province magmatique » s’étendant du côté tyrrhénien des Apennins et sur les plaines côtières. La ville de Rome a été bâtie dessus. Un abondant volcanique du Néogène (de 23 à 2,6 millions d’années) et du Quaternaire (de 2,6 Ma à aujourd’hui) a laissé des laves enrichies en potassium, thorium et uranium. Elles peuvent contenir jusqu’à 25 ppm d’uranium. Des centres volcaniques très importants sont situés à moins de 150 km de Borexino, dont le Vésuve et les champs Phlégréens près de Naples.
Par conséquent, l’équipe d’Agostini a dû sous-estimer le nombre de géoneutrinos provenant de la lithosphère proche du détecteur et surestimer le nombre de géoneutrinos provenant du manteau. Pour Sammon et McDonough, le flux radiogénique total n’est pas d’environ 38,2 TW, mais plutôt d’environ 20 TW, conformément à ce qui avait été annoncé dans l’article de 2020. Les 7 TW produits par la croûte sont inclus dedans, ce qui laisse une puissance de 13 TW au manteau.
En conclusion, sur les 47 TW de chaleur produits par la Terre, environ 20 TW sont radiogéniques. Le reste, soit environ 27 TW, doit provenir de la chaleur résiduelle de la Terre, mais aussi d’une production de chaleur par son noyau. En effet, la cristallisation du fer liquide du noyau externe sur le noyau interne solide dégage de l’énergie. Ce phénomène contribue à la création du champ magnétique terrestre. La chaleur créée par le noyau a été estimée à environ 7 TW. Elle doit traverser tout le manteau pour arriver à la surface de la Terre.
Il faut également signaler que les éléments radioactifs cités étaient plus abondants à la naissance de la Terre et qu’ils produisaient donc plus de chaleur. Comme la demi-vie de l’uranium 238 est presque égale à celle de la Terre, la chaleur qu’il produisait était deux fois importante. Il y avait aussi des isotopes radioactifs à courte durée de vie, comme l’aluminium 26 et le fer 60, qui n’existent plus aujourd’hui.
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T. Araki et al., Experimental investigation of geologically produced antineutrinos with KamLAND, Nature 436, 28 July 2005.
M. Agostini et al., Comprehensive geoneutrino analysis with Borexino, Physical Review D 101, 2020.
Laura G. Sammon & William F. McDonough, Quantifying Earth’s radiogenic heat budget, Earth and Planetary Science Letters 593, 2022.
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