L’exploration des fonds océanique a commencé en 1974 par une collaboration franco-américaine, dirigée par Xavier Le Pichon et James Heirtzler. Elle a mobilisé une douzaine de bateaux océanographiques et trois submersibles, Archimède, Alvin et Cyana, pour étudier la dorsale médio-atlantique à 3 000 mètres sous la surface de l’océan, à 700 km du sud-ouest des Açores. Ils s’intéressaient particulièrement à une vallée qui s’étire au sommet de la dorsale, découverte moins de vingt plus tôt par Marie Tharp. La frontière entre les parties océaniques des plaques de l’Amérique du Nord et de l’Afrique s’y trouve, ces deux continents ayant été en contact avant l’ouverture de l’Atlantique. Deux volcans ont été découverts dans l’axe du rift : les monts Vénus et Pluton. Ils sont constitués d’accumulation de laves en coussins, en traversins ou en bulbes. Une falaise en gradins de 300 mètres de haut se dresse au côté oriental. Les séismes y sont fréquents et le flux de chaleur est dix fois plus important que la moyenne mondiale.
Les fumeurs noirs
Le submersible Alvin appartient à l’Institut océanographique de Woods Hole, le WHOI, dans l’État du Massachusetts, et il a été mis en service en 1964. Les scientifiques l’ont utilisé en 1977 pour explorer le rift des Galapagos, situé dans le Pacifique oriental entre la plaque Nazca et la plaque Cocos. Ces deux plaques divergent tout en subductant sous l’Amérique et du Sud et l’Amérique centrale. À 2 630 mètres de profondeur, ils ont découvert une source hydrothermale à faible température (environ 20 °C) où vie y foisonnait tellement qu’elle a été appelée le Jardin des Roses : il y avait des mollusque bivalves, des crustacés et des vers. On s’était pas attendu à voir des animaux de cette taille dans les abysses, à une profondeur où la lumière du Soleil ne pouvait pas être utilisée. D’autres sources tièdes ont été observées cette même année, où l’eau sort des lobes de basalte refroidis à une température n’excédant pas 30 °C. En 1979, le submersible Alvin a permis la découverte des premiers fumeurs noirs sur la dorsale Est-Pacifique. Ce sont des cheminées hydrothermales d’où l’eau s’échappe à plus de 300 °C. Elle reste liquide à cause de la pression qui règne à cette profondeur : en général entre 2 500 et 3 000 mètres. Ces lieux peuvent être aussi foisonnant de vie que le Jardin des Roses.
Les fumeurs noirs se constituent au-dessus d’une chambre magmatique. L’eau de mer s’infiltre dans la dorsale grâce à ses fissures. Elle est froide : la température tourne autour de 2 °C dans les abysses. Quand elle s’approche de la chambre, elle est chauffée jusqu’à 1000 °C. Sa dilation la contraint à remonter. Son ascension est le moteur de toute la circulation, qui peut être considérée comme une convection. Elle représente un tiers du flux de chaleur émanant des dorsales. Au bout de 10 millions d’années, toute l’eau de mer a circulé dans les dorsales, qui ont joué un rôle important dans sa composition en minéraux.
Au cours de son trajet, elle réagit avec les roches et les transforme en minéraux hydratés ou hydroxylés (contenant le groupement OH⁻). Les fumeurs noirs se développent grâce à l’altération des roches gabbro-basaltiques. Les pyroxènes, en présence d’ions hydrogène, d’ions sulfate et d’eau, se transforment en talc, en magnétite et en sulfure d’hydrogène H2S (un gaz reconnaissable à son odeur d’œuf pourri). Ce gaz toxique est réducteur, c’est-à-dire qu’il peut céder des électrons. L’altération des roches par les fluides hydrothermaux donne aussi de l’hydrogène moléculaire et du méthane, qui sont d’autres gaz réduits, alors que l’eau de mer comporte de l’oxygène dissous, ainsi que des ions sulfate et nitrate, qui sont oxydants.
Ces fluides comportent également de nombreux métaux ionisés prélevés aux roches altérées. Les principaux sont le magnésium, le fer, l’aluminium, le silicium, le calcium et le potassium. Le magnésium et le fer donnent aux fluides leur couleur noire. À la sortie de la dorsale, des sulfures de cuivre, de fer et de zinc précipitent au contact de l’eau froide et édifient un fumeur de plusieurs mètres de haut.
La vie autour des fumeurs noirs
À la surface des océans, les cyanobactéries et les algues réalisent la photosynthèse en utilisant la lumière du soleil et sont à la base de chaînes alimentaires. Cette production de matière organique est « exportée » vers l’océan profond, à plus de 1 000 mètres de profondeur, où elle permet à de rares animaux de vivre. Il s’agit de résidus : des cadavres, des pelotes fécales, des débris, etc. Cela ne permet pas prévoir l’existence d’écosystèmes florissants des sources hydrothermales, que les scientifiques ne s’attendaient absolument pas à découvrir. Ils pensaient que seuls des organismes microbiens pouvaient vivre dans les abysses.
Il existe deux types de procaryotes, c’est-à-dire de cellules dépourvues de noyau : les bactéries et les archées. Les secondes, auparavant appelées archéobactéries, sont minoritaires, mais elles ont pu occuper une place plus importante dans le passé. Elles ont la capacité de pouvoir vivre dans des environnements très inhospitaliers, comme les sources hydrothermales. L’archée Pyrolobus fumarii, prélevée sur la dorsale Atlantique, supporte une température de 120 °C, soit le maximum pour un être vivant.
Autour des fumeurs noirs, une autre source d’énergie que la lumière du Soleil est utilisée. Des bactéries oxydent le sulfure d’hydrogène des fluides hydrothermaux et utilisent l’énergie libérée pour fixer du dioxyde de carbone. La photosynthèse est remplacée par la chimiosynthèse : l’énergie provient de réactions chimiques. Grâce à la fixation du CO2, ces bactéries, dites sulfo-oxydantes, fabriquent de la matière organique qui peut être utilisée par des animaux, mais elles ne constituent pas la base d’une chaîne alimentaire. Elles vivent en symbiose avec des vers et des bivalves. L’animal emblématique des fumeurs noirs est un ver tubicole géant, Riftia pachyptila. Il est dépourvu d’appareil digestif mais possède un organe, le trophosome, hébergeant les bactéries sulfo-oxydantes. Il peut mesurer jusqu’à deux mètres de long et vit en colonies dans des zones où la température ne dépasse pas 25 °C. La crevette aveugle Rimicaris exoculata de l’Atlantique et de l’océan Indien est recouverte de bactéries chimiosynthétiques.
Les fumeurs noirs sont des réacteurs chimiques que la vie a su mettre à profit. Des scientifiques ont très vite imaginé qu’elle y était née, mais les animaux qui y vivent actuellement n’en sont pas originaires. Ils ont voyagé à travers les océans et se sont fixés dans ces environnements en s’y adaptant. C’est évidemment le cas de Rimicaris exoculata, des crabes Bythograea thermydron de la dorsale Est-Pacifique et Segonzacia mesatlantica de la dorsale médio-Atlantique. Les crevettes et les crabes sont des crustacés, qui appartiennent eux-mêmes à l’embranchement des arthropodes. Le ver Riftia pachyptila appartient à la famille des Siboglinidés, qui sont des vers annélides polychètes. Leur corps est découpé en segments portant des extensions latérales ou parapodes, sur lesquelles poussent de nombreuses soies (des sortes de poils). Les Siboglinidés tirent également profit des suintements froids : des zones des fonds océaniques où des hydrocarbures suintent à la surface des sédiments.
Ces environnements sont instables. Vivre au-dessus d’une chambre magmatique, c’est comme s’installer sur un baril d’explosifs. Des éruptions volcaniques recouvrent de temps en temps ces zones de lave en détruisant toute forme de vie. La recolonisation demande quelques années et commence toujours par l’apparition de tapis microbiens puis de vers. Cependant, les fumeurs noirs ne se reconstituent pas de manière identique, puisque la composition des fluides hydrothermaux dépend des trajets qu’ils effectuent dans la croûte océanique. Même en l’absence d’éruption, il peut se produire des changements fatals à la vie : une condensation d’éléments lourds à quelques centaines de mètres de profondeur. Ils sont libérés après les composés volatils, dont les écosystèmes sont alors privés.
Aux échelles de temps géologiques, ces écosystèmes semblent avoir été profondément renouvelés. Ils ne sont pas composés d’espèces ayant vécu dans les abysses depuis des centaines de millions d’années, à l’abri des changements et surtout des extinctions qui ont affecté la biosphère. En d’autres termes, les habitants des sources hydrothermales ne sont pas des « fossiles vivants ». Comme tous les animaux, ils ont besoin d’oxygène. Ce gaz est partout présent dans les océans, y compris dans les endroits les plus profonds, mais des épisodes d’anoxie générale se sont produits dans l’histoire dans la Terre, par exemple il y a 252 Ma (limite Permien-Trias) et il y a 94 Ma (limite Cénomanien-Turonien). La faune des abysses a dû être lourdement affectée. En l’absence d’oxygène, seules des bactéries et des archées peuvent vivre autour des sources hydrothermales.
Les fumeurs blancs de la Cité Perdue
Il existe des sources plus stables. Les premières ont été découvertes le 4 décembre 2000 dans l’Atlantique grâce au submersible Alvin et au véhicule sous-marin téléguidé Argoll. Elles se trouvent à 30° de latitude Nord, à 15 kilomètres de son axe, au nord d’une faille transformante. Il s’agit d’un champ de sources situé sur un massif de péridotite et de gabbro qui a été appelé Atlantis. Il ne comporte pas de chambre magmatique et l’eau ne circule pas dans du basalte, si bien qu’elle acquiert une composition très différente de celle des fluides des fumeurs noirs. Cette dernière est très acide, avec un pH de 2 à 3, alors que l’eau sort du massif Atlantis avec un pH de 9 à 11. Elle est légèrement plus alcaline que l’eau environnante, dont le pH est de 8. Sa température varie entre 40 et 75 °C. Elle ne comporte pas de sulfure d’hydrogène, presque pas de CO2 et des traces d’hydrogène et de méthane. Le mélange avec l’eau environnante provoque la précipitation de calcite, d’aragonite (deux polymorphes du carbonate de calcium CaCO3) et de brucite Mg(OH)2. Une trentaine de structures blanches ressemblant à des stalagmites se sont constituées. Leur hauteur atteint 60 mètres. Comme elles évoquent aussi des ruines, ce champ hydrothermal a été appelé la Cité Perdue. Il faut plonger à 750 mètres de profondeur pour la découvrir.
L’eau sortant des cheminées hydrothermales est le résultat de la serpentinisation des péridotites. Les olivines de ces roches réagissent avec l’eau pour donner de la serpentine, de la brucite, de la magnétite (un oxyde de fer) et de l’hydrogène. Comme ce phénomène se produit sur d’autres dorsales lentes, les découvreurs de la Cité Perdue, sous la direction de Deborah Kelley de l’Université de Washington, ont en déduit que des champs hydrothermaux semblables devaient exister sur d’autres dorsales lentes : celles de Gakkel ainsi que dans l’océan Indien. Cela n’empêche pas des volcans et des fumeurs noirs d’être présents sur les dorsales lentes, très exactement sur leur axe. D’après la datation au carbone 14 des fumeurs blancs, ils fonctionnent depuis au moins 30 000 ans. Cette méthode est bien connue mais elle ne fonctionne que sur les corps contenant du carbone et elle ne peut pas aller au-delà de 50 000 ans. Une datation basée sur l’uranium-thorium a montré le champ hydrothermal est actif depuis environ 100 000 ans. La croûte océanique sur laquelle il se trouve a un âge de 1,5 à 2 millions d’années, résultat compatible avec la vitesse d’expansion de la dorsale.
Peu d’animaux y vivent : surtout des éponges et des coraux, ainsi que quelques crabes et oursins. Les communautés microbiennes sont en revanche très développées sur les fumeurs. Elles apparaissent à l’œil nu sous forme de filaments blancs à gris de plusieurs centimètres de long. Ce sont des films microbiens. Les bactéries et les archées sont toutes les deux présentes.
Ces cheminées hydrothermales sont de bonnes candidates pour être les berceaux de la vie. Il reste à savoir si elles existaient dès la jeunesse de la Terre.
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