En ce début d’année 2021, les géologues continuent à se poser une question essentielle : quand la tectonique des plaques a-t-elle commencé sur notre planète ? Elle lui a donné le visage que nous lui connaissons. C’est la collision de plaques continentales qui fait naître les chaînes de montagnes comme les Alpes et l’Himalaya. Elle fait suite à une subduction de plaque océanique : deux continents entrent en collision parce que l’océan qui les séparait s’est refermé. Comme la surface des continents ne varie guère, la subduction nécessite qu’une expansion des fonds océaniques se produise ailleurs. Elle a lieu dans les dorsales médio-océaniques. Ce sont des montagnes s’étirant au fond des océans, qui ne sont pas continues car elles sont coupées par d’immenses failles appelées des failles transformantes. Ensemble, la subduction et les dorsales définissent la tectonique des plaques.
Importance de la tectonique des plaques
Ces deux caractéristiques permettent d’affirmer qu’elle n’existe pas sur Vénus, la planète qui devrait ressembler le plus à la Terre, ni sur Mars. Vénus est pourtant géologiquement active, puisque du volcanisme s’y produit. Si les océans terrestres étaient transparents, on reconnaîtrait immédiatement les zones de subduction, grâce à la fosse créée par la flexion et la descente de la plaque océanique et l’arc volcanique situé sur la plaque chevauchante. La plaque océanique se déshydrate durant sa descente et de l’eau monte dans le « coin du manteau » qui la surmonte. L’hydratation des roches (des péridotites) de ce manteau provoque leur fusion partielle, d’où la naissance d’un arc volcanique. La descente des plaques dans les profondeurs du manteau le refroidissent. On verrait également les 56 000 km de dorsales, qui sont les plus grandes zones volcaniques de la Terre. Rien de tout cela n’apparaît sur Vénus et sur Mars.
La tectonique des plaques est considérée par beaucoup de scientifiques comme indispensable à l’habitabilité d’une planète. Elle permet une régulation du cycle du carbone et donc des climats, mais il existe peut-être une raison plus importante, présentée récemment par le géologue québécois Jean Bédard : si une planète tellurique ne dispose pas de la tectonique des plaques pour évacuer sa chaleur interne, elle le fait par intermittence de manière catastrophique, grâce à des éruptions volcaniques généralisées. Il se produit de temps en temps un « retournement du manteau ». Un tel événement s’est déroulé sur Vénus il y a moins de 800 millions d’années. Bédard a défini de grands mouvements ascendants du manteau qu’il a appelés des OUZO (overturn upwelling zone), amorçant ces retournements, qui ne sont pas totalement destructeurs puisqu’ils sont capables de créer des continents. Ce sont à présent les cratons archéens.
L’opinion générale est que la tectonique des plaques a commencé il y a environ 3,2 Ga (milliards d’années), soit à la limite entre le Paléoarchéen et le Mésoarchéen, mais il existe des voies discordantes. Pour Warren Hamilton et Jean Bédard, elle est postérieure à l’Archéen (de 4 à 2,5 Ga). Durant cet éon, il n’y avait pas de subduction. Aucun arc volcanique n’a été reconnu avec certitude dans les cratons archéens.
Voir La Terre archéenne, une planète sans tectonique des plaques ?
Une preuve en Chine du Nord il y a 2,5 milliards d’années
Brian Windley, Timothy Kusky et Ali Polat viennent de publier dans la revue Precambrian research un avis diamétralement opposé. Ils travaillent tous à l’Université des Géosciences de Wuhan en Chine. Pour eux, la tectonique des plaques existait dès l’Éoarchéen (de 4,0 à 3,6 Ga). Ils présentent une théorie élaborée depuis des années, reposant sur l’étude des principales ceintures supracrutales de cette époque : les roches qui se sont formées sur la croûte terrestre, principalement volcaniques. Ce faisant, ils s’opposent frontalement à Jean Bédard – W. Hamilton étant décédé en 2018. Pour eux, la négation de l’existence des zones de subduction repose sur un déni des réalités structurelles et pétrologiques. Ils se sont permis une moquerie en remarquant que ce que Bédard a appelé une OUZO est aussi une boisson alcoolisée grecque.
En 2016, avec d’autres collaborateurs, ces trois chercheurs ont identifié sur le craton de Chine du Nord toutes les manifestations de la tectonique des plaques. Il est constitué de deux blocs, un s’étendant à l’est jusqu’à la Corée du Nord et l’autre comprenant du côté occidental le bassin de l’Ordos, réunis par une ceinture orogénique, c’est-à-dire par les restes d’une chaîne de montagnes résultant d’une collision. Entre la ceinture et le bloc oriental, il subsiste une ophiolite dit de Dongwanzi (identifié dès 2001). Il s’agit d’un lambeau de croûte océanique poussé sur le bloc oriental. Un mélange ophiolitique a également été reconnu. C’est une accumulation de débris rocheux de diverses origines, tout à fait caractéristique de la subduction. D’après les analyses qui ont été effectuées, c’est la plaque lithosphérique portant ce bloc qui était en subduction sous l’océan. Il y a 2,55 Ga, le bloc a fini par entrer en collision avec un arc volcanique situé sur la plaque océanique, et sa plaque porteuse s’est brisée en profondeur. Il y a 2,50 Ga, une nouvelle subduction a repris avec une inversion de polarité : c’est cette fois la plaque océanique qui s’est enfoncée sous le bloc oriental. Ce phénomène est courant dans la Terre actuelle.
Des arcs volcaniques au Groenland durant l’Archéen ?
Aussi intéressants qu’ils soient, ces événements ne se sont produits qu’à la transition entre l’Archéen et le Protérozoïque, le second de ces éons allant de 2,5 Ga à 541 millions d’années. La tectonique des plaques est devenu globale durant le Protérozoïque. Le premier supercontinent, Nuna/Columbia, s’est assemblé de 2,0 à 1,8 Ga en amalgamant le craton de Chine du Nord. Le cycle de Wilson a pu s’amorcer : un continent se fragmente grâce à la création d’un rift, qui se transforme en un océan. Celui-ci se referme ensuite grâce à la subduction, puis une chaîne de montagnes s’élève quand les deux fragments sont réassemblés. Ce style de tectonique des plaques a été formulé à partir de 1965 par J. Tuzo Wilson. Il existe un autre style, appelé l’orogenèse accrétionnaire, dont la meilleure illustration actuelle est le Japon. Cet archipel est un arc volcanique et doit son existence à la subduction des plaques Pacifique et Philippine sous celle de l’Eurasie, plus exactement sous l’ancien bloc de Chine du sud. Elle a commencé il y a environ 500 millions d’années. Un autre exemple est la ceinture orogénique centre-asiatique, née de la subduction d’océans sous le craton de Sibérie. Elle a commencé il y a 1,1 Ga, mais les montagnes se sont élevées entre 750 et 250 Ma.
Windley, Kusky et Polat font partie des géologues qui ont essayé de reconnaître ces structures dans les terrains archéens. Dans leur nouvelle étude, ils citent dix ceintures supracrustales situées au sud-ouest du Groenland qui résulteraient d’orogenèses accrétionnaires. Elles sont situées entre la côte de la mer du Labrador et la calotte glaciaire. Le Nunatak 1390 émerge de cette calotte non loin de Nuuk, la capitale du Groenland. Il est âgé d’au moins 2,9 Ga et comporte des laves en coussins montrant que du magma s’est épanché sous la mer. La ceinture supracrustale de Nigerlikasik comprend du basalte et de l’andésite calco-alcaline métamorphisés qui sont caractéristiques d’un arc volcanique. Son âge est de 2,9 Ga. Le plus connu de ces sites est la ceinture de roches vertes d’Isua, dont l’âge dépasse les 3,8 Ga. Elle date ainsi de l’Éoarchéen. En 2007, Harald Furnes et Maarten de Wit ont cru y reconnaître les vestiges d’une ophiolite : une ancienne croûte océanique avec des laves en coussins et du magma en filons. Ils ont maintenu leur hypothèse malgré les objections de Warren Hamilton, d’Allen Nutman et de Clark Friend.
De l’autre côté de la mer du Labrador, au Canada, la ceinture de Nulliak comprend une zone, le bloc de Saglek, qui daterait également de l’Éoarchéen. Les caractéristiques lithologiques et structurelles de ses roches paraissent semblables à celles d’une ceinture orogénique du Phanérozoïque (de moins de 541 Ma). Il y manque juste des sédiments détritiques (produits par l’érosion) et des sédiments d’origine biologique. Les géologues ont aussi remarqué des similitudes entre le bloc de Saglek et les ceintures éoarchéennes du Groenland, ce qui indique qu’ils formaient un très ancien continent. La mer du Labrador est un bras de l’Atlantique Nord qui les a séparés il y a seulement 60 millions d’années. On peut également mentionner la ceinture de roches vertes de Nuvvuagittuq au Québec, une petite zone d’une dizaine de kilomètres carrés entourée de tonalite âgée de 2,7 Ga – une roche caractéristique de la croûte continentale archéenne. On y voit des laves en coussins ainsi que des sédiments propres à l’Archéen (cherts rouges, formations ferrifères rubanées), mais rien qui évoque la tectonique des plaques.
Production de sanukitoïdes et d’or dans les zones de subduction
Voilà sur quoi Brian Windley et ses deux collègues se basent pour affirmer que la subduction existait dès l’Éoarchéen. Ils ont alors dû expliquer les changements qui ont été observés dans les terrains datant de 3,2 Ga, ou plus largement d’une période allant de 3,3 à 3,0 Ga. S’ils ne reflètent pas la naissance de la subduction, ils témoignent de quoi ? Pour les trois chercheurs, il s’est produit à cette époque un plus abondant magmatisme de marge continentale active (comme au Japon ou dans les Andes). La fusion de « coins du manteau » dans les zones de subduction a également commencé.
Il y a moins de 3,0 Ga, les sanukitoïdes commencent à apparaître. Ce sont des roches semblables au sanukites de l’île de Sanuki au Japon : des andésites magnésiennes. Les andésites, qui tiennent leur nom des Andes, une chaîne de montagnes née de la subduction de la plaque de Nazca sous l’Amérique du Sud, sont des laves caractéristiques du volcanisme d’arc. Les sanukites sont des andésites magnésiennes à bronzite (un orthopyroxène), à grenat et à andésine (un feldspath plagioclase courant dans les andésites), avec du verre. Elles proviennent de la fusion partielle d’un manteau transformé par des fluides issus d’une croûte océanique subductée et partiellement fondue. Normalement, sur la Terre actuelle, la croûte océanique en subduction ne fond pas et se déshydrate seulement. À la différence des sanukites, les sanukitoïdes archéennes sont entièrement cristallisées. Elles n’ont pas été émises par des volcans mais sont restées dans les profondeurs de la croûte. Ce sont des versions plutoniques des andésites : des diorites (ou des monzodiorites). Elles sont considérées comme des indices de la subduction archéenne, mais elles n’apparaissent qu’à la fin de l’Archéen. Le pic de leur production a eu lieu il y a environ 2,7 Ga, coïncidant avec le pic de la minéralisation d’or à partir de fluides hydrothermaux.
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Brian F. Windley, Tim Kusky, Ali Polat, Onset of plate tectonics by the Eoarchean, Precambrian Research 352, 2021.
T.M. Kusky et al., Insights into the tectonic evolution of the North China Craton through comparative tectonic analysis: A record of outward growth of Precambrian continents, Earth-Science Reviews 162, 387–432, 2016.
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