Cette question dérangeante vient de l’un des plus brillants géologues américains, Warren B. Hamilton, né le 27 mai 1925 et mort le 26 octobre 2018 à l’âge de 93 ans. Un long article posthume vient d’être publié dans Earth-Science Reviews, où il s’exprime sur un ton inhabituel pour un scientifique. En bon détective, il commence par citer Sherlock Holmes, qui s’exprime dans Un scandale en Bohême : « C’est un erreur capitale que de théoriser avant d’avoir des données. Insensiblement, on commence à tordre les faits pour les accommoder aux théories, au lieu d’accorder les théories aux faits. » En d’autres termes, il accuse ses collègues de dogmatisme. L’histoire géodynamique de la Terre tiendrait même du mythe, selon le titre de son article.
Au sommet de l’Antarctique
Comme tout géologue, Hamilton a été un homme de terrain. Il est allé jusqu’en Antarctique en octobre 1958 pour l’Année Géophysique Internationale. Le nom qu’il a donné à la longue chaîne de montagnes barrant ce continent est resté : la chaîne Transantarctique. Il y a trouvé des granites similaires à ceux de la ceinture orogénique d’Adélaïde en Australie, ce qui impliquait que ces deux continents étaient autrefois proches.
À ce moment, la théorie de la dérive des continents d’Alfred Wegener (1880-1930) n’était pas encore admise, mais Hamilton en connaissait les arguments dès 1951 et y a pleinement adhéré à la fin de cette décennie, bien qu’il n’ait pu deviner pour quelle raison les continents bougeaient. Il attribue la découverte de la tectonique des plaques au géophysicien canadien Lawrence Morley (1920-2013). En 1962, celui-ci a envoyé un manuscrit présentant l’expansion des fonds océaniques à la revue Nature et au Journal of Geophysical Research, qui les a tous les deux refusés. Ce sont ses confrères anglais Drummond Matthews (1931-1997) et Frederick Vine, né en 1939, qui ont réussi à publier un article dans Nature à ce sujet, en 1963, et qui sont considérés comme des pères de la tectonique des plaques : la croûte océanique est d’autant plus jeune qu’elle est proche d’une dorsale. C’est par conséquent là qu’elle est créée.
Une frontière à 660 km sous nos pieds
Hamilton n’avait certainement pas l’intention de remettre en cause la tectonique des plaques, mais il a tenu à préciser son mécanisme. Dans les années 1980, la plupart des géologues ont admis que le manteau terrestre reposait sur un noyau très chaud, à la manière d’une casserole d’eau chauffée par un feu : des mouvements de convection s’y produisent. Bien que le manteau soit entièrement solide, constitué dans sa partie supérieure de roches appelées les péridotites, il est animé mouvements qui sont très lents à l’échelle d’une vie humaine mais sensibles à l’échelle du million d’années. En filmant la Terre de manière très accélérée, on la voit bouger.
Hamilton n’admettait pas ce mécanisme. Pour lui, le poids des plaques océaniques en subduction joue un rôle important : elles « coulent » dans le manteau parce qu’elles sont plus denses que lui. C’est par exemple ce qui arrive à la plaque du Pacifique. Elle se comporte comme un tapis roulant : elle glisse d’est en ouest et finit pas sombrer au large des côtes du Japon et de la Nouvelle-Zélande. C’est son poids qui l’entraîne tout entière. Sur ce point, les progrès de la géophysique ont donné raison à Hamilton. Le manteau terrestre n’est plus considéré comme un système convectif chauffé par le bas. Cependant, beaucoup de scientifiques pensent que les plaques s’enfoncent jusqu’au noyau, à 2 900 km sous nos pieds. Le meilleur argument est fourni par la petite plaque Farallon, qui s’est enfoncée sous l’Amérique du Nord.
Pour Hamilton, la limite entre le manteau supérieur et le manteau inférieur, à 660 km sous nos pieds, n’est pas franchissable. Les plaques océaniques subduites s’étalent donc dessus, en l’enfonçant d’une vingtaine de kilomètres. En ce qui concerne la plaque Farallon, les images obtenues par tomographie sismique ne sont en réalité pas claires. Plus encore, Hamilton pensait que cette limite ne peut pas être franchie dans l’autre sens, c’est-à-dire du bas vers le haut. Les panaches sont des mouvements ascendants de roches chaudes provenant des profondeurs du manteau, provoquant du volcanisme à la surface de la Terre. L’idée que certains proviennent de la limite noyau-manteau et qu’ils ont donc traversé tout le manteau inférieur, est répandue. Hamilton admettait que de la chaleur puisse passer du manteau inférieur au manteau supérieur, mais pas des roches.
La tectonique des plaques n’aurait pas plus de 600 millions d’années
Une véritable révolution est proposée pour l’histoire de la Terre : la tectonique des plaques n’aurait commencé que durant l’Édiacarien, une période allant de 635 à 541 millions d’années, ayant vu l’émergence des animaux multicellulaires. Elle n’aurait même acquis un fonctionnement pleinement « moderne » que durant l’Ordovicien (de 485 à 443 Ma). Dès le début de son article, Hamilton montre un diagramme qui donne à réfléchir. Il y a indiqué six marqueurs de la tectonique des plaques. Le plus facile à comprendre est la présence d’ophiolites. Quand un océan se referme par subduction, les deux continents qui le bordaient entrent en collision. Cependant, on y trouve toujours des lambeaux de lithosphère océanique qui n’ont pas sombré dans le manteau : péridotites, gabbros et basaltes. Le massif du Chenaillet en est un bon exemple en France. Or d’après Hamilton, aucune ophiolite n’est antérieure au Cambrien.
Ce diagramme a en fait été pris à un article de Robert J. Stern et deux autres scientifiques publié en 2016, mais avec quelques corrections. Ils ont cru reconnaître des ophiolites plus anciennes que le Cambrien, jusqu’à 900 millions d’années, mais Hamilton conteste ces identifications. Stern a pourtant des idées proches des siennes : pour lui, la tectonique des plaques n’existait pas il y a 1 milliard d’années. Il est par conséquent en désaccord profond avec les géologues qui la font remonter beaucoup plus loin dans le temps, parfois jusqu’à l’Hadéen il y a plus de 4 milliards d’années. Les autres marqueurs sont les schistes bleus et les éclogites à glaucophane, provenant de croûtes océaniques subduites, les roches métamorphisées à ultra haute pression, qui ont été enfouies à des dizaines de kilomètres de profondeur avant de remonter, ou les roches métamorphiques porteuses de lawsonite. Il s’agit d’un minéral de basse température et haute pression caractéristique des zones de subduction. Stern a également lié les kimberlites, roches porteuses de diamants, à la subduction.
Si la tectonique des plaques n’existait pas avant l’Édiacarien, d’où venaient les roches de la croûte terrestre ? Actuellement, elles sont essentiellement des produits de la tectonique des plaques. Les dorsales sont des usines à croûte océanique, laquelle comprend des basaltes et des gabbros. Des roches magmatiques naissent dans les zones de subduction, notamment des granites de la croûte continentale. D’autres granites résultent de la fusion de la croûte dans des zones de collision de plaques continentales. L’altération, l’érosion et la sédimentation créent un autre type de roche, dit sédimentaire.
Les visages passés de la Terre d’après Hamilton
Pendant l’Archéen, de 4 à 2,5 milliards d’années
Durant le premier éon de la Terre, l’Hadéen, il existait sans doute une protocroûte mafique (en basalte noir avec des clinopyroxènes, du grenat et de la hornblende) de 100 km d’épaisseur, qui avait été extraite du manteau. Sa fusion a donné des tonalites, des trondjhémites et des granodiorites, souvent désignées ensemble par l’acronyme TTG. Elles ressemblent aux granites mais sont plus riches en calcium. La croûte archéenne était alors principalement constituée de 35 km de TTG reposant sur un manteau composé de dunites et de harzburgites. Ce sont des péridotites du manteau qui ont été appauvries par l’extraction de la protocroûte. Les minéraux des péridotites de type lherzolite sont principalement de l’olivine, des orthopyroxènes et des clinopyroxènes. Les harzburgites ont perdu les clinopyroxènes. Les dunites ne sont plus guère constituées que d’olivine. Sur la croûte archéenne, reposaient en certains endroits de grandes coulées de basalte et de komatiite, une roche éruption très dense que la Terre ne produit plus aujourd’hui. Elles forment les actuelles ceintures de roches vertes des cratons archéens, où se trouvent les sédiments de cet éon et les premières traces de vie.
Actuellement, on explique la formation des TTG par un mode de subduction propre à l’Archéen. Les plaques océaniques subissaient une fusion partielle quand elles s’enfonçaient dans le manteau parce que la Terre était beaucoup plus chaude que maintenant. Le magma montait et se solidifiait en TTG dans la croûte continentale. Dans les zones de subduction actuelles, la plaque plongeante ne fond pas. Elle se déshydrate et cette eau provoque la fusion du manteau qui la surmonte. C’est ainsi que s’explique le volcanisme de la ceinture de feu du Pacifique, de l’Indonésie et des Caraïbes. D’après Hamilton ce schéma n’est pas transposable à l’Archéen.
La fusion hydratée de la protocroûte mafique a laissé des résidus denses, appauvris en éléments qui sont partis dans le liquide magmatique, mais riches en grenats. Situé dans la partie inférieure de la protocroûte, ces résidus ont été délaminés, c’est-à-dire qu’ils s’en sont détachés pour couler dans le manteau sur au moins 200 km. Ce faisant, ils ont effectué un réenrichissement du manteau par le haut. A cause de la disparition de la protocroûte, la croûte continentale en TTG plus ou moins métamorphisées s’est retrouvé en contact direct avec le manteau superficiel dunitique.
Pendant le Protérozoïque, de 2,5 milliards d’années à 541 millions d’années
Cette croûte de TTG archéenne se répartissait en cratons, qui ont été les noyaux des continents actuels. Au cours du Protérozoïque (de 2,5 milliards d’années à 541 millions d’années), des roches volcaniques et des sédiments terrigène (issus de l’érosion) se sont accumulés à leur surface et entre eux. Lorsque ces bassins volcano-sédimentaires atteignaient une épaisseur de 40 km, les roches les plus profondes subissaient une fusion partielle car elles étaient chauffées par leurs éléments radioactifs. Le magma produit évoluait en montant jusqu’au milieu de la croûte et se solidifiait en granites hydratés, qui agrandissaient les cratons archéens. Ceux-ci n’ont donc pas été créés dans des zones de subduction, comme durant le Phanérozoïque, le quatrième éon de la Terre, commencé il y a 541 millions d’années.
Hamilton a donné un mauvais point à son collègue Kent C. Condie, qui a présenté en 1986 une étude de la création de croûte continentale (accrétion crustale) au sud-ouest des USA, entre 1 800 et 1 650 millions d’années. Celui-ci a clairement reconnu que les roches produites ne ressemblent pas à celles du Phanérozoïque. Il y avait en particulier un volcanisme bimodal, produisant d’une part des roches riches en silice, d’autre part des roches pauvres en silice comme le basalte, avec peu de roches intermédiaires. Condie a pourtant tenu à appliquer le schéma de la tectonique des plaques. Il a invoqué des accrétions d’arcs insulaires (explication donnée dans cet article), durant lesquelles se produisent de multiples subductions. Hamilton admettait que la croûte avait de faibles mouvements horizontaux, que de petits océans puissent s’ouvrir et se refermer, mais il n’admettait pas la formation de vastes espaces océaniques. Il ne croyait même pas qu’il ait existé une différence entre lithosphère continentale et océanique. La distinction entre continents et océans n’était peut-être pas valable avant l’Édiacarien !
Pour Hamilton, le Phanérozoïque est l’ère de la tectonique des plaques. La dynamique de la Terre depuis environ 600 millions ne peut pas se comprendre sans elle, mais il est hasardeux de l’étendre jusqu’au passé lointain de la Terre. Pour le moment, Warren Hamilton paraît bien isolé dans le monde des géosciences, mais c’était aussi le cas d’Alfred Wegener et l’on sait que les faits lui ont donné raison plus de 30 ans après sa mort.
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Warren B. Hamilton, Toward a myth-free geodynamic history of Earth and its neighbors, Earth-Science Reviews 198, 2019.
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0012825219302636
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