Comment déterminer l’âge de la Terre en faisant des observations de terrain, au lieu de chercher la réponse dans la Bible ? Au XVIIIe siècle, les naturalistes pensaient que toutes les roches étaient faites de sédiments déposés dans l’eau, puis compactés et cimentés. C’est la vérité, mais seulement pour une partie d’entre elles. Georges Louis Leclerc (1707-1788), comte de Buffon, utilisa cette méthode pour déterminer l’âge de la Terre. Pour cela, il compta le nombre de feuillets sédimentaires dont les dépôts étaient commandés par les saisons, dans les vallées de Bourgogne, et il trouva que l’âge dépassait les 10 000 ans.
Étude des sédiments
On trouve de tels sédiments dans des lacs alimentés par des rivières provenant de la fonte de glaciers. Pendant l’hiver, l’eau ne circule quasiment pas et la sédimentation se réduit au dépôt de fines particules d’argiles. Au printemps, la fonte des glaces provoque une forte érosion et l’arrivée de particules plus lourdes et abondantes dans les lacs. Il en résulte que les sédiments sont composés de feuillets annuels, appelé des varves (du suédois varv « couche »), qui se comptent souvent par milliers. En 1912, le Suédois Gerard De Geer, auquel nous devons cette appellation, en a trouvé en série recouvrant 12 000 ans. Ce chiffre n’est pas énorme mais il est deux fois supérieur aux 6000 ans admis pour l’âge de la Terre, suite aux calculs de l’archevêque irlandais James Ussher (1581-1656). Buffon a été obligé de contredire ce dogme.
Mais ces sédiments varvés sont peu de choses en comparaison des grandes séries sédimentaires, comme celle du bassin parisien, qui se sont formées dans la mer. Elles sont visibles dans les Alpes, où elles ont été soulevées, plissées et faillées par la surrection de ces montagnes. Buffon savait que ces sédiments s’étaient déposés dans la mer et que la vitesse de dépôt dans les mers et les océans était faible. On estimait par exemple qu’il fallait un siècle pour qu’une couche d’argile d’un millimètre se forme. Avec un tel raisonnement, Buffon arriva à des âges compris entre quelques millions à trois milliards d’années. Il ne publia pas ces résultats, préférant « être plat que pendu ».
Les géologues sont longtemps restés tributaires de ces estimations grossières. Que peut-on dire aujourd’hui sur la sédimentation ? Il faut distinguer les sédiments détritiques, issus de l’érosion des terres émergées et transportés par les cours d’eau et les courants marins, le calcaire, qui précipite dans l’eau surtout grâce à l’activité des organismes biologiques, et les évaporites (gypse, halite…), qui sont les produits de l’évaporation de l’eau de mer. Les sédiments détritiques sont transportés d’autant plus facilement qu’ils sont fins. Tandis que les galets ne vont pas plus loin que les rivages, les argiles peuvent parcourir les océans. L’apport de sédiments détritiques est fort aux embouchures des fleuves, faible sur les planchers océaniques.
Le delta du Mississippi fonctionne depuis 70 millions d’années. L’épaisseur des sédiments déposés a été de 6 100 mètres pour les 20 premiers Ma et de 5 200 mètres pour les 50 Ma suivants. La vitesse de dépôt a donc varié de 30,5 à 10,4 millimètres par siècle. Ces 11 500 mètres de sédiments n’ont pu s’accumuler que grâce à la subsidence : l’enfoncement de la lithosphère dans le manteau. Sur les planchers océaniques, la sédimentation moyenne est bien d’un millimètre par siècle, comme les premiers géologues le pensaient. Les navires équipés pour forer ces sédiments (Glomar Challenger puis JOIDES Resolution) peuvent en prélever des carottes de 50 mètres. Ils remontent donc jusqu’à cinq millions d’années. Le prélèvement n’est pas difficile car les sédiments sont encore meubles.
Les discordances angulaires
Il faut évoquer deux géologues britanniques, qui n’ont pas donné une estimation précise de l’âge de la Terre mais ont démontré son ancienneté avec des arguments très convaincants. La formation géologique qu’ils ont examinée se trouve à Siccar Point. Regardez bien la photo. On y voit des couches de roche rouge, à peu près horizontales, posées sur d’autres couches de roche grise verticales. Les géologues appellent cela une discordance angulaire. C’est l’un des rares sites où cette situation se présente avec une telle évidence. James Hutton (1726-1797) visita et décrivit ce site en 1788, avec son confrère John Playfair. Il expliqua cette discordance par des processus très lents, qui se produisent en ce moment et se sont produits de manière similaire dans le passé.
Des sédiments détritiques se sont déposés en bordure d’un ancien océan, ont constitué les couches de roches grises (alternance de sable et de boue aujourd’hui disparue, il y a 435 Ma), puis celles-ci ont été dressées à la verticale et érodées. De nouveaux sédiments ont ensuite été apportés et ont formé les couches de roches rouges (dépôts terrestres de sables plus ou moins fins riches en oxyde de fer, il y a 370 Ma). C’est un processus cyclique prenant forcément beaucoup de temps. Playfair parla d’un regard dans « les abysses du temps ». Pour Hutton, notre planète avait toujours existé. Du côté de Siccar Point, il trouva un précieux indice : une portion de plage transformée en une plaque rocheuse où l’on voyait des rides de courant (ripple marks en anglais). Ce sont des figures que l’eau dessine sur le sable ou l’argile. Ces figures ont été figées, puis la plage a été soulevée et inclinée. C’est la preuve que le sol peut bouger.
Le refroidissement de la Terre
Une autre méthode de détermination de l’âge de la Terre initiée par Buffon a été sa durée de refroidissement. Les mineurs savent que plus ils descendent sous terre, plus la température est élevée. C’est ce que l’on appelle le gradient géothermique. Il varie entre 10 et 30 °C par kilomètre. Son existence montre que la Terre est en cours de refroidissement. La chaleur se déplaçant des zones chaudes vers les zones froides, un flux de chaleur atteint forcément la surface. Buffon en déduisit que la Terre avait commencé par être une boule de matière en fusion et tenta d’en estimer le temps de refroidissement. Dans ses forges de Montbard en Bourgogne, il chauffa au rouge des boulets de matériaux divers, mesura le temps qu’ils mettaient à se refroidir et extrapola ses résultats à la Terre. Il trouva de nouveau un âge supérieur à 6 000 ans. Toutefois, les outils mathématiques dont il disposait ne lui permettaient pas d’obtenir un estimation correcte.
Un progrès majeur fut effectué par Jean Baptiste Joseph Fourier (1768-1830), qui énonça l’équation de la chaleur. Il songea à l’utiliser pour déterminer l’âge de la Terre mais n’effectua pas les calculs. Ce fut l’œuvre de William Thomson (1824-1907), appelé à devenir Lord Kelvin. Dans un milieu où la chaleur se transmet uniquement pas conduction, cette équation énonce que le flux de chaleur est proportionnel au gradient de température, c’est-à-dire au gradient géothermique dans le cas de la Terre. Le coefficient de proportionnalité, appelé la conductivité thermique, dépend du matériau. Comme Buffon, Kelvin est parti de l’hypothèse que la Terre a commencé par être en fusion et a estimé sa température initiale à 3 900 °C. Compte tenu de toutes les incertitudes de mesure, il a estimé le temps de refroidissement entre 20 et 400 Ma. Ces premiers calculs ont été présentés en 1 863. Une connaissance plus poussée de la croûte terrestre a permis de réduire cette fourchette entre 20 et 40 Ma. Une autre conclusion était que les roches étaient toujours fondues à seulement quelques dizaines de kilomètres sous la surface, ce qui est faux.
La rigueur mathématique de Kelvin dissimule de grosses erreurs. La plus grande est que le transfert de chaleur dans le manteau ne s’effectue pas par conduction, mais par convection. Les roches se déplacent lentement, à des vitesses de quelques centimètres par an. C’est seulement dans la lithosphère, qui est une fine couche superficielle rigide, que le transfert se fait par conduction. Il ne fallait donc pas utiliser l’équation de la chaleur. Ensuite – mais Kelvin ne pouvait pas le savoir –, il existe une source de chaleur dans la croûte et le manteau : la désintégration des éléments radioactifs. Son estimation contredisait celles des géologues, qui continuaient à se baser sur l’érosion et la sédimentation. Entre 1 860 et 1 909, dix-sept âges ont été proposés, allant de 3 millions à 1,526 milliard d’années. Parmi ces scientifiques, se trouvait un homme plutôt connu pour ses travaux en biologie : Charles Darwin (1809-1882). L’estimation de Kelvin n’était pas compatible avec sa théorie de l’évolution, qui devait se faire sur un temps beaucoup plus long. Du coup, les adversaires de Darwin se rangèrent du côté de Kelvin, considéré comme le plus grand physicien de son époque. Mais c’est la communauté des physiciens qui finira par donner tort à ce dernier, et raison à tous les géologues, en découvrant la radioactivité.
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