À cause de la tectonique des plaques, qui remodèle la surface de la Terre depuis au moins 2 à 3 milliards d’années, il n’existe plus de roches remontant à sa jeunesse. Les roches les plus anciennes, les gneiss d’Acasta, ont jusqu’à 4 milliards d’années. Leur formation marque la fin du premier éon, l’Hadéen, commencé à la naissance de la Terre il y a 4,57 Ga (milliards d’années). De cette époque, seuls de minuscules cristaux de zircon nous sont parvenus. Le plus ancien a 4,40 Ga. Ils sont des reliques d’une croûte et témoignent de la présence d’une importante quantité d’eau liquide. On sait donc que la Terre avait une surface solide 170 millions d’années après sa naissance. On la représente habituellement par des étendues volcaniques ressemblant plus ou moins à l’Islande, mais des océans étaient présents et il n’est nullement impossible qu’ils aient été gelés en surface.
D’après des scientifiques de l’université de Cologne et de la l’Université libre de Berlin, des résidus de protocroûte hadéenne existent toujours aujourd’hui dans le manteau inférieur de la Terre, entre 660 et 2 900 km de profondeur, et ils seraient antérieurs aux zircons hadéens. Il s’agit d’une croûte primitive, mafique c’est-à-dire aussi faible en silice que les basaltes, avec une forte teneur en magnésium et en fer. Les zircons se sont cristallisés au sein de roches plus riches en silice, de type granitique. Elles ont par la suite été détruites, mais les zircons ont subsisté car ils sont quasiment inaltérables.
Cette conclusion a été obtenue grâce à l’analyse de roches du craton de Kaapvaal en Afrique du Sud et au Swaziland. Leurs âges vont de 3,55 à 3,22 Ga. Elles ont principalement été prélevées dans un « Ancient Gneiss Complex », formé sur une croûte continentale. Il s’agit de sédiments produits par l’érosion, mêlés à des laves et transformés par métamorphisme. On y trouve de la tonalite métamorphisée en gneiss. Elle ressemble au granite mais ses cristaux de feldspath sont calco-sodiques plutôt qu’alcalins – ce sont des plagioclases. Les scientifiques ont également pris des échantillons de la ceinture de roches vertes de Barberton, située sur ce craton. Elles se sont formées sur la croûte, essentiellement grâce à un volcanisme basaltique. Elles renferment quelques-unes des plus anciennes traces de vie. Toutes ces roches datent de l’Archéen, le deuxième éon de la Terre, allant de 4 à 2,5 Ga. La tonalite est caractéristique de la croûte continenale archéenne, alors que la croûte récente est plutôt granitique.
L’équipe a utilisé des observations antérieures et a effectué des mesures très précises des isotopes du tungstène. Cet élément de masse atomique 74 possède quatre isotopes stables, dont le tungstène 182. Il provient en partie (par l’intermédiaire du tantale 182) de la désintégration radioactive du hafnium 182. Cette transformation se produit avec une demi-vie de 8,91 millions d’années. Le hafnium était donc présent lors de la formation du Système solaire, mais on peut considérer qu’au bout de 60 millions d’années, il avait disparu. C’est un élément fortement lithophile, c’est-à-dire qu’il a une affinité avec l’oxygène. Il se lie donc facilement avec les silicates (des oxydes de silicium) constituant l’essentiel des roches terrestres, ce qui lui vaut de se concentrer dans le manteau et la croûte terrestres. Au contraire, le tungstène est modérément sidérophile : il a une affinité avec le fer et une faible affinité avec l’oxygène. Il devrait se concentrer dans le noyau terrestre, constitué de fer non oxydé.
Les roches archéennes ont souvent un excès de tungstène 182, par rapport à celles du manteau actuel. À l’inverse, les basaltes d’îles océaniques ont fréquemment un déficit en tungstène 182. Il s’agit d’îles comme Hawaii ou La réunion, d’imposants volcans émergeant de l’océan grâce à l’existence de panaches mantelliques. Ceux-ci sont des montées de roches chaudes venant des profondeurs du manteau, qui arrivent sous la lithosphère en subissant une fusion partielle. Ils provoquent un volcanisme en surface qui n’est pas lié à la tectonique des plaques et a dû exister très tôt dans l’histoire de la Terre.
Selon les nouvelles analyses du craton de Kaapvaal, les roches de la ceinture de roches vertes de Barberton ont des quantités de tungstène 182 qui recoupent celles du manteau actuel tandis que les roches dérivées du manteau de l’ancien complexe gneissique présentent un déficit de tungstène 182. Le modèle que les scientifiques ont proposé pour expliquer cette situation est le suivant. Il y a environ 4,517 Ga (50 millions d’années après sa naissance), la Terre était recouverte d’une protocroûte mafique. Une dizaine de millions d’années plus, il ne restait plus de hafnium 182, qui s’était totalement transformé en tungstène 182. Il y a entre 4,35 et 4,25 Ga (217 à 317 millions d’années après la naissance de la Terre), la base de cette protocroûte a commencé à fondre. Le magma extrait de ces roches basaltiques est monté pour former d’énormes plutons de tonalite (principalement) à l’intérieur de la protocroûte. On les appelle des batholites. Du magma a dû arriver en surface et provoquer du volcanisme, mais il n’en subsiste plus aucun vestige : cela s’est passé durant l’Hadéen. Les roches de la protocroûte ayant partiellement fondu sont devenues des restites riches en grenat. Elles contiennent du néodyme 142, un isotope stable qui provient en partie de la désintégration radioactive du samarium 146. La demi-vie de ce dernier est de 0,1 Ga. La quantité de néodyme 142 des restites dépend donc de la date de la fusion, alors que ce n’est pas le cas de la quantité de tungstène 182.
À mesure qu’elles se formaient, les restites se détachaient de la base de la protocroûte pour « couler » dans le manteau (dont on doit rappeler qu’il est solide), parce qu’elles étaient plus denses que lui. On appelle ce phénomène une délamination. Le manteau supérieur est dit « appauvri » parce qu’il a perdu des éléments-traces présents en faible quantité, qui se sont concentrés dans la protocroûte quand elle en a été extraite. Le manteau inférieur est en revanche resté « primitif ». À leur arrivée sous la protocroûte il y a 3,55 milliards d’années les panaches s’étalent en prenant la forme d’un champignon, comme ils le font encore aujourd’hui. Ils peuvent se mélanger avec le manteau ambiant et entraîner, durant leur ascension, des restites qui ont sombré profondément dans le manteau. Au-dessus du « champignon », sous la protocroûte, il y a une zone de fusion où se constitue un magma hybride, provenant des restites et du manteau appauvri. Après avoir traversé la croûte, il provoque un volcanisme en surface, dont les laves sont été conservées. Certaines sont des komatiites, encore plus pauvres en silice que les basaltes et formées à plus haute température, dont la composition est proche des roches du manteau (des péridotites constituées d’olivine et de pyroxènes). Les calculs ont montré que 10 à 20 % de restites mélangées au manteau reproduisent les compositions isotopiques des komatiites de Schapenburg, qui se trouvent à proximité de la ceinture de roches vertes de Barberton et ont 3,55 milliards d’années. Elles ont un déficit de tungstène 182 et de néodyme 142, par rapport au manteau actuel.
C’est ainsi que, il y a 3,55 milliards d’années, des éruptions volcaniques ont amené à la surface de la Terre des laves ayant une signature géochimique particulière. La composition de ces laves avait été influencée par des résidus de protocroûte hadéenne formés seulement 50 millions d’années après la naissance de la Terre, qui ne contenaient presque plus de hafnium 182. Il ne s’agit pas vraiment de fragments de croûte, comme ceux qui sont emportés dans le manteau par la subduction des plaques océaniques, mais seulement de résidus de roches fondues, riches en grenat. De manière surprenante, l’analyse des basaltes d’îles océaniques, qui portent une signature particulière, a montré que ces résidus sont toujours présents dans les profondeurs du manteau.
*************************************************************************************
Jonas Tusch et al., Long-term preservation of Hadean protocrust in Earth’s mantle, Proceedings of the National Academy of Sciences, April 22, 2022.
Leave a Reply
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.