Les éléments situés dans la dernière colonne de la classification périodique des éléments sont des gaz dont la couche électronique périphérique (la couche de valence) est complète. Cela implique qu’ils sont chimiquement très peu réactifs : il est difficile de leur ajouter ou de leur enlever des électrons. À cause de cette propriété, ils ne peuvent pas être autre chose que des gaz monoatomiques. On les appelle les gaz rares ou gaz nobles. Ce sont, rangés par numéro atomique croissant (le nombre de protons, égal au nombre d’électrons si l’atome n’est pas ionisé), l’hélium, le néon, l’argon, le krypton et le xénon. Il y a encore le radon, qui se distingue des autres gaz rares par sa radioactivité. L’argon, de numéro atomique 18 compose 0,934 % de l’atmosphère terrestre. Il s’agit presque exclusivement de l’argon 40, produit par le déclin radioactif du potassium 40 contenu dans les roches. Son noyau comporte 18 protons et 22 neutrons dont le seul effet est d’accroître sa masse. Cela fait au total 40 nucléons et l’on dit que la masse atomique de cet isotope est de 40.
Il manque du xénon dans l’atmosphère terrestre
Le xénon est présent en quantité beaucoup plus faible dans l’atmosphère. Son numéro atomique vaut 54 et il possède 9 isotopes stables. Ils vont du xénon 124 au xénon 136. Le nombre de neutrons varie donc de 70 à 82. Le xénon 129 provient en partie (pas plus de 7 %) de la décroissance radioactive de l’iode 129. Le processus en jeu est la radioactivité bêta moins, qui transforme un neutron en un proton et émet un électron et un antineutrino électronique. La demi-vie de cet isotope est de 15,7 millions d’années, si bien que tout l’iode 129 incorporé par la Terre à sa naissance a été transformé en xénon 129 durant l’Hadéen, son premier éon (de 4,57 à 4 Ga). Quant aux isotopes 131, 132, 134 et 136 du xénon, ils proviennent à environ 10 % de la fission spontanée du plutonium 244 et de l’uranium 238, qui se font avec des demi-vies respectives de 82 Ma (82 millions d’années) et de 4,45 Ga (4,45 milliards d’années, soit presque l’âge de la Terre).
Le problème est que, dans l’atmosphère de la Terre mais aussi de Mars, il manque du xénon. Les autres gaz rares, comme le krypton, ne présentent pas cette anomalie. Le diagramme fourni en 2018 par Kevin Zahnle, Marko Gaseca et David Catlin, illustre la situation. Il montre les abondances du xénon et du krypton dans l’atmosphère de la Terre, dans celle de Mars, dans la moyenne des chondrites carbonées (AVCC), dans une chondrite à enstatite riche en gaz trouvée dans le Sultanat d’Oman, dans une aubrite (achondrite à enstatite) tombée le 2 octobre 1933 près de Pesyanoe dans l’oblast de Kurgan en Russie, dans l’uréilite tombée sur l’île de Haverö en Finlande le 2 août 1971 et dans l’atmosphère de Jupiter. Les chondrites sont des météorites primitives contenant des billes millimétriques, qui sont d’anciennes gouttes de magma appelées des chondres. Les chondrites carbonées sont pauvres en chondres et viennent de la partie externe du disque protoplanétaire. Les chondrites à enstatite (un minéral de la famille des pyroxènes) en sont plus riches. Elles proviennent de la même zone du Système solaire que la Terre et Mars. Quant aux aubrites et aux uréilites, elles ne contiennent pas de chondres. Ce sont des fragments d’astres différenciés, au sein desquels un noyau métallique et un manteau silicaté se sont formés. Ils proviennent de leurs manteaux. Des météorites originaires de Mars, les SNC, ont fourni les abondances du krypton et du xénon sur cette planète. Les informations sur Jupiter ont été fournies par la sonde Galileo.
L’abondance de ces isotopes, répartis en fonction de leur masse atomique, est rapportée à leur abondance dans le gaz solaire. L’axe des ordonnées, qui est logarithmique, a été gradué de telle manière que l’abondance du krypton 84 soit égale à 1. On voit que les atmosphères de la Terre et de Mars sont appauvries en xénon par rapport aux météorites, surtout aux chondrites carbonées : c’est le problème du xénon manquant. Il est plus grave avec la Terre qu’avec Mars, car il atteint un facteur 20. Comme ces deux planètes résultent de l’accrétion de corps semblables aux chondrites, elles ont perdu du xénon après leur naissance. De plus, le xénon non radiogénique présente un fractionnement isotopique. L’abondance varie en fonction de la masse atomique. Cela se traduit sur le graphique par deux segments de droites à pente positive ; les isotopes lourds sont plus abondants que les isotopes légers. La variation est d’environ 4 % par unité de masse atomique. Ces problèmes sont appelés le paradoxe du xénon.
Pourquoi s’intéresser à ce problème ?
La perte et le fractionnement isotopique du xénon se sont déroulés au cours de l’histoire de la Terre. Ils pourraient nous permettre de mieux comprendre l’évolution de son atmosphère, laquelle est liée à celle de la vie. Guillaume Avice en a fait le sujet de sa thèse de doctorat, qu’il a présentée le 18 mars 2016 à l’Université de Lorraine. Il a analysé des échantillons de la ceinture de roches vertes de Barberton en Afrique du Sud datés à 3,2 Ga. Ce sont des roches sédimentaires remontant à l’Archéen (de 4 à 2,5 Ga) qui contiennent de très précieuses traces de la vie primitive. À cette époque, elle était uniquement microbienne. Lors de leur formation, des cristaux de quartz ont piégé de l’air. Le fractionnement isotopique du xénon a été mesuré à 1,3 % par unité de masse atomique. Il était donc inférieur à celui de l’atmosphère actuelle. Ce résultat a permis de connaître la composition isotopique de départ du xénon atmosphérique, notée U-Xe. Jusqu’alors, on ne la connaissait que par le calcul.
Une conclusion remarquable est qu’elle est différente de la composition de départ du xénon du manteau terrestre, laquelle reflète celle du xénon chondritique. Le xénon atmosphérique a une origine encore plus primitive que celui des chondrites. Il s’en distingue par un appauvrissement en isotopes lourds 134Xe et 136Xe. L’observation de la queue de la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko, qui en est également très appauvrie, a permis en 2017 de calculer que le xénon atmosphérique est composé à 78 % de xénon chondritique et à 22 % de xénon cométaire. Les mesures de la composition isotopique du xénon cométaire ont été effectuées sur place par la sonde Rosetta en 2014.
Guillaume Avice a également mesuré les compositions isotopiques de l’azote et de l’argon dans les échantillons de Barberton. Celle de l’azote indique que la pression partielle de ce gaz était au plus égale à celle d’aujourd’hui et qu’il existait un champ magnétique assez puissant pour l’empêcher de s’échapper. En 2018, il a publié un article avec ses directeurs de thèse, Bernard Marty et Ray Burgess, ainsi qu’avec Kevin Zahnle et deux autres scientifiques, dans lequel les résultats d’analyses d’autres échantillons sont présentés, afin de compléter l’histoire de l’atmosphère terrestre. Il s’agit toujours de cristaux de quartz très purs comprenant des inclusions fluides, mis à part un échantillon d’Isua au sud-ouest du Groenland, daté à 2,3 Ga, composé de cristaux de quartz et de carbonate. Les âges de ces échantillons couvrent une période allant de 3,3 Ga à 404 Ma. Dans le dernier cas, il s’agit du chert de Rhynie en Écosse, qui renferme un flore fossile extrêmement bien préservée. Des veines de quartz d’Avranches datées du début du Cambrien (environ 540 Ma), en Normandie, ont aussi été mises à contribution.
Il apparaît que le fractionnement isotopique du xénon atmosphérique, nul lors de la naissance de la Terre avec la composition U-Xe, s’est accrue au cours de l’Archéen. Il était de 2,1 % par unité de masse atomique il y a 3,5 Ga. Il semble qu’il ait été stabilisé entre 3,3 et 2,7 Ga. Après cela, il a de nouveau augmenté, jusqu’à atteindre la valeur actuelle aux alentours de 2,1 Ga. Cette date correspond à la fin de la Grande Oxygénation et nous donne une indication sur les processus qui ont permis la fuite du xénon.
Le xénon révèle la présence d’hydrogène
Le coupable est sans doute l’hydrogène, aujourd’hui presque absent de l’atmosphère. Il était présent sous forme moléculaire H2 ou atomique H dans l’atmosphère archéenne, particulièrement à haute altitude. Selon la théorie élaborée par Zahnle, Gaseca et Catlin, c’est lui qui a provoqué la fuite et le fractionnement isotopique du xénon. De tous les gaz rares, celui-ci est le seul à pouvoir être ionisé plus facilement que l’hydrogène. Il peut être ionisé par des rayons ultraviolets à des longueurs d’onde comprises entre 91,2 et 102,3 nanomètres, qui n’affectent pas l’hydrogène, ou par des échanges de charges avec des protons H+. Le krypton peut aussi être ionisé, mais par réaction avec l’hydrogène, il retrouve très vite sa neutralité, ce que ne fait pas le xénon. Les ions interagissent fortement, surtout à basse température. Si de l’hydrogène s’échappant de l’atmosphère est suffisamment ionisé, il peut entraîner des ions Xe+. Puisque la gravité retient plus les isotopes lourds que les isotopes légers du xénon, l’atmosphère est enrichie en isotopes lourds. C’est bien ce que l’on observe.
En bref, l’hydrogène qui s’est échappé de l’atmosphère terrestre a entraîné une partie du xénon. Pour le moment, il n’y a pas de meilleure explication. Les trois scientifiques ont calculé que, pour que cela se produise, les rayons ultraviolets extrêmes devaient être 10 fois plus intenses que maintenant et le rapport de mélange de l’hydrogène devait dépasser 1 %. Ces gaz, qui s’échappaient parce qu’ils étaient ionisés, étaient guidés par les lignes du champ magnétique terrestre. Ils devaient par conséquent partir des régions polaires et suivre des lignes ouvertes, mais ils ont sans doute aussi profité de périodes d’affaiblissement du champ magnétique, qui est connu pour s’inverser de temps en temps. Ces fuites ont cessé quand les conditions qui les permettaient n’étaient plus réunies. L’arrivée de l’oxygène a également contribué à leur arrêt, puisque ce gaz interdit la présence d’hydrogène dans l’atmosphère et rend le xénon neutre par échange d’électrons.
Quand on parle de l’hydrogène, on parle aussi de la vie. Sa présence sur la Terre hadéenne a dû rendre l’atmosphère réductrice et contribuer à l’émergence de la vie. Les volcans et les sources hydrothermales en sont des sources. Les organismes méthanogènes, qui existent probablement depuis le début de l’Archéen, consomment de l’hydrogène. En l’associant à du dioxyde de carbone, ils libèrent du méthane et de l’eau. Si tout l’hydrogène disponible est consommé, son rapport de mélange supérieur à 1 % durant l’Archéen signifie que la concentration en méthane était supérieure à 0,5 %. Présent dans l’atmosphère inférieure grâce à l’absence d’oxygène, le méthane était décomposé par les rayons ultraviolets dans l’atmosphère supérieure, ce qui relâchait de l’hydrogène.
Une histoire différente sur Mars
D’après l’étude des deux météorites martiennes ALH84001 et NWA 7034, le fractionnement isotopique du xénon a été causé sur Mars comme sur la Terre par un échappement de l’hydrogène, mais ce ne sont pas les rayons ultraviolets extrêmes qui ont ionisé le xénon. Ce serait plutôt un couplage ionique avec l’hydrogène. Il devait y avoir suffisamment de vapeur d’eau dans l’atmosphère martienne pour que sa photodissociation produise de l’hydrogène moléculaire. Le fractionnement isotopique du xénon s’est arrêté il y a 4,3 à 4,2 Ga sans doute parce que le climat martien est devenu plus sec. Il y avait moins d’hydrogène dans l’atmosphère et son échappement était dès lors insuffisant pour entraîner le xénon dans l’espace. Par conséquent, le fractionnement isotopique du xénon s’est arrêté beaucoup plus précocement sur Mars que sur la Terre.
Il n’existe pas d’information sur le fractionnement isotopique du xénon terrestre durant l’Hadéen puisque aucune roche de cet éon n’a été conservé. Les roches martiennes sont plus anciennes que celles de la Terre. La météorite ALH 84001 a été datée à 4,16 Ga et reflète l’atmosphère martienne d’il y a au moins 4 Ga, ce qui correspond à l’Hadéen sur Terre. Elle est essentiellement constituée de pyroxène. Quant à NWA, elle a entre 4,4 et 4,3 Ga. Sur Mars, cette période s’appelle le Noachien.
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Kevin J. Zahnle, Marko Gacesa, David C. Catling, Strange messenger: A new history of hydrogen on Earth, as told by Xenon, Geochimica et Cosmochimica Acta 244, 56–85, 2019.
G. Avice et al., Evolution of atmospheric xenon and other noble gases inferred from Archean to Paleoproterozoic rocks, Geochimica et Cosmochimica Acta 232, 82–100, 2018.
William S. Cassata, Meteorite constraints on Martian atmospheric loss and paleoclimate, Earth and Planetary Science Letters 479, 322-329, 2017.
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