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De nouvelles modélisations éclaircissent le problème de l’appauvrissement du manteau terrestre

Tristan da Cunha, une île volcanique de l'Atlantique Sud dont les roches portent une signature du manteau profond. NASA, domaine public.

Au sens géologique du terme, les continents sont des zones de la Terre recouvertes d’une couche de roches principalement granitiques, épaisse d’une trentaine de kilomètres, qui s’est formée il y a des centaines de millions d’années, voire des milliards d’années. Elle concentre des éléments qui proviennent du manteau terrestre et qui y sont rares. Parmi eux, on peut citer le sodium et le potassium, ainsi que des éléments présents seulement à l’état de traces, comme le rubidium, l’uranium et le thorium. Les géochimistes ont remarqué que le manteau est appauvri en ces éléments-traces. Est-ce dû à l’extraction de la croûte continentale, comme on pourrait de prime abord le penser, ou faut-il également tenir compte de l’extraction de la croûte océanique ? À la différence de la croûte continentale, celle-ci ne reste normalement pas plus de 200 millions d’années à la surface de la Terre. Elle finit toujours pas s’enfoncer dans le manteau grâce à la subduction. Quelle influence exerce-t-elle sur sa composition chimique ? Une équipe de chercheurs anglais et américains, sous la direction de Jonathan Tucker de la Carnegie Institution de Washington, a abordé ce problème grâce à une nouvelle modélisation du manteau et de la croûte. Les résultats obtenus contredisent des idées qui avaient été jusqu’alors couramment admises.

Voir La subduction des plaques océaniques

La notion d’élément incompatible

Jusqu’à 410 km de profondeur, le manteau est composé de roches appelées des péridotites. Elles sont plus exactement du type lherzolite. Elles comprennent deux types de minéraux : les olivines (ou péridots), qui leur donnent leur couleur vert olive, et les pyroxènes. Ces derniers se divisent en orthopyroxènes et clinopyroxènes, d’après leur structure cristalline mais aussi leur composition. Les premiers sont des silicates de magnésium et de fer. Les seconds contiennent en plus du calcium, ainsi que du sodium et du potassium. Ces éléments sont dits incompatibles (ou hygromagmaphiles), parce que lorsque la fusion se produit, ils gagnent la phase liquide. Ils y sont en effet plus « à l’aise » que dans les cristaux. C’est aussi le cas du silicium.

Le basalte, la roche la plus commune à la surface de la Terre, renferme des cristaux verts appelés xénolithes. Les basaltes comme celui-ci proviennent d’une section du manteau qui a été épuisée en éléments-traces incompatibles, ce qui est généralement attribué à la formation de la croûte continentale. Dans leurs travaux, Tucker et ses collaborateurs proposent un autre mécanisme qui conférerait cette signature. Photo Carnegie Science.

Ces lherzolites fondent partiellement dans les dorsales océaniques, grâce à la décompression qu’elles subissent lors de leur ascension. Parce qu’ils comprennent beaucoup d’éléments incompatibles, les clinopyroxènes sont les premiers minéraux à fondre. Le résidu de la lherzolite est une roche composée d’olivine et d’orthopyroxènes que l’on appelle une harzburgite, du nom du massif du Harz en Allemagne. Également considérée comme une péridotite, elle est plus réfractaire que la lherzolite. Si la fusion se poursuit, les orthopyroxènes disparaissent à leur tour et il reste des olivines. Cette roche est une dunite. La croûte océanique est composée de basalte et de gabbro, formés par solidification du magma. Dessous, se trouve plusieurs dizaines de kilomètres d’épaisseur de lherzolites, de harzburgites et de dunites, relativement froides et rigides, constituant le manteau lithosphérique. Avec la croûte océanique, qui n’a pas plus de 10 km d’épaisseur, ces roches constituent la lithosphère océanique. Elle est découpée en plaques naissant dans les dorsales et plongeant vers les profondeurs du manteau dans les zones de subduction.

Les éléments incompatibles qui se sont concentrés dans le magma se trouvent dans la croûte océanique. Le basalte et le gabbro qui la composent sont donc plus riches en silicium, en calcium, en sodium et en potassium que les péridotites. Celles-ci ont moins de 45 % de silice (dioxyde de silicium) en masse. La croûte océanique a entre 45 et 52 % de silice. De nouveaux minéraux, les feldspaths plagioclases, contenant du calcium et du sodium, s’ajoutent à l’olivine et aux pyroxènes.

Les zones de subduction sont actuellement les principaux lieux de formation de la croûte continentale. Les roches produites sont par exemple des granites et des andésites. Les premières sont felsiques : ils ont plus de 66 % de silice. Ils comprennent dans les 5 % d’oxyde de potassium K₂O alors que cet élément est moins abondant dans les basaltes des dorsales océaniques (2,7 %) et rare dans les péridotites (0,06 % dans les lherzolites et 0,03 % dans les harzburgites). Ainsi, la croûte continentale est enrichie en éléments incompatibles.

Croûte continentale enrichie et manteau appauvri

Le cas du rubidium, présent en traces dans les roches, est particulièrement intéressant. Cet élément de numéro atomique 37 est un métal alcalin situé sous le potassium dans la classification périodique des éléments. Étant très incompatible, il se concentre dans le magma lors de la fusion des péridotites. Dans la nature, il n’existe que deux isotopes, le rubidium 85, qui est stable, et le rubidium 87, qui est radioactif avec une longue demi-vie de 49 milliards d’années. Le second se transforme par radioactivité bêta en strontium 87. Par conséquent, le rapport 87Sr/86Sr dans les roches augmente lentement au fil des milliards d’années, sachant que le strontium 86 est un isotope stable du strontium, l’élément situé sous le calcium, et qu’il n’est pas radiogénique. Il n’est produit par aucun isotope radioactif.

À la naissance du Système solaire, le rapport 87Sr/86Sr était de 0,699. Si la croûte n’avait pas été extraite du manteau, l’ensemble aurait un rapport 87Sr/86Sr de 0,7048, mais il est de 0,7025 pour le manteau supérieur à l’origine des basaltes océanique et il est d’environ 0,72 pour la croûte continentale (de 0,702 à 0,850 pour les granites). Cela s’explique par le fait que celle-ci a été en grande partie extraite du manteau il y a 2,7 milliards d’années (à la fin de l’Archéen), en accumulant du rubidium 87. Le rapport 87Sr/86Sr devait alors être de 0,701. Il a beaucoup augmenté grâce à la transformation du rubidium 87 en strontium 87. Ce rapport a en revanche moins augmenté dans le manteau supérieur, à cause de son appauvrissement en rubidium 87.

Dans le diagramme isotopique strontium-néodyme, on met le rapport 87Sr/86Sr en abscisse et le rapport 143Nd/144Nd en ordonnée. Cela fait apparaître le manteau appauvri DMM, les MORB et les OIB. Le néodyme 143 est un isotope stable radiogénique : il provient de la désintégration alpha du samarium 147, qui se fait avec une demi-vie de 106 milliards d’années. Le samarium est un élément très compatible, au comportement inverse du rubidium. Un rapport 143Nd/144Nd élevé traduit donc un réservoir appauvri. @ Rudolph Pohl / Wikimedia Commons / CC BY-SA 4.0.

Les basaltes des dorsales océaniques sont appelées MORB (middle oceanic ridge basalt) dans la littérature scientifique. Ils proviennent d’un manteau appauvri en éléments-traces incompatibles appelé DMM (deep MORB mantle). La valeur 0,7025 du rapport 87Sr/86Sr se retrouve dans les basaltes puisque la fusion partielle des péridotites et la solidification du magma ne le font pas varier. En fait, dans les basaltes qui sont de purs MORB (les NMORB, N comme normal), les valeurs mesurées sont comprises entre 0,7022 et 0,7034. Le problème est de comprendre pourquoi ce manteau a été appauvri. On pense que c’est dû à l’extraction de croûte continentale durant l’Archéen. Bien entendu, l’âge calculé de 2,7 milliards d’années est théorique : c’est un âge modèle. La croûte continentale ne représente que 0,5 % du manteau actuel, mais l’extraction d’éléments-traces fortement incompatibles est capable de l’appauvrir. Si l’on mélange la croûte continentale et le manteau, on devrait trouver un rapport 87Sr/86Sr de 0,7048, ce qui est à peu près le cas.

Un tube de rubidium à l’état liquide. @ Dennis « S.K. » / Wikimedia Commons / CC BY-SA 3.0.

Le manteau comporte deux parties : le manteau supérieur jusqu’à 660 km de profondeur et le manteau inférieur jusqu’à 2900 km de profondeur. Il paraîtrait logique que le manteau supérieur (comprenant le DMM) ait été globalement appauvri en éléments-traces incompatibles, à cause de l’extraction de croûte continentale pendant l’Archéen, et que le manteau inférieur ait conservé un caractère plus primitif. L’étude d’autres basaltes que les MORB montre que la situation n’est pas aussi simple. Ce sont des basaltes d’îles océaniques, appelés OIB (oceanic island basalts). Toutes ces îles sont des volcans qui ont grandi sur les planchers océaniques, jusqu’à émerger, grâce à des panaches : des montées de roches chaudes venues des profondeurs du manteau. Certains de ces panaches prendraient leurs racines dans le manteau inférieur. Les OIB ont tous un rapport 87Sr/86Sr supérieur à celui des MORB, mais dans une gamme de valeurs assez grande. D’autres indicateurs géochimiques apparaissent également très variables et sont parfois difficiles à interpréter. On suppose une influence de plaques océaniques, que la subduction a enfoncées en profondeur dans le manteau.

Les travaux de Jonathan Tucker

Pour y voir plus clair, l’équipe de Jonathan Tucker a effectué un bilan de masse sur la totalité de la croûte et du manteau. Le système a été divisé en sept « boîtes » (ou réservoirs) : la croûte continentale, les manteaux supérieur et inférieur, la croûte et les péridotites des plaques océaniques dans ces deux parties du manteau. Celles-ci ont été considérées comme des harzburgites. Entre ces réservoirs, des transferts de matières se produisent. Ils sont décrits comme un système de six équations que les chercheurs se sont efforcés de résoudre. On peut dire qu’ils ont modélisé les mouvements du manteau, qui sont de type convectif, avec les plaques océaniques qui se sont enfoncées dedans.

Les roches des îles Kerguelen, dans le sud de l’océan Indien, sont la partie émergée d’un plateau volcanique. Ses roches sont enrichies en éléments-traces incompatibles, de même que celles de Tristan da Cunha.

Dans tous les cas, ils ont trouvé qu’une accumulation de croûte océanique doit se produire dans le manteau. C’est intuitif. La tectonique des plaques existant depuis au moins deux milliards d’années, le manteau doit être un « cimetière » de plaques océaniques, or la croûte océanique peut y subsister pendant des milliards d’années. Comme elle est métamorphisée en éclogite dans le manteau supérieur, elle devient plus dense que lui. La croûte des océans actuels ne représente que le tiers de la croûte continentale et elle est dix fois moins enrichie en éléments-traces incompatibles (potassium, rubidium, uranium, thorium…), mais en tenant de toute la croûte que la subduction a « englouti » dans le manteau, on trouve qu’elle peut contenir autant d’éléments incompatibles que la croûte continentale. C’est le cas si trente fois le volume de la croûte récente repose dans le manteau, soit 5 % de son volume, ce qui ferait une couche de 350 km d’épaisseur posée sur le noyau. L’extraction de croûte continentale n’est donc plus nécessaire pour expliquer l’appauvrissement du manteau.

Le système d’équations dépend de quelques paramètres mal connus, comme la durée moyenne de subsistance de la croûte et des harzburgites dans les manteaux supérieur et inférieur. Il s’agit de paramètres cinématiques, dont chaque jeu détermine un régime d’évolution du manteau. Les chercheurs ont utilisé une méthode mathématique, dite de Monte-Carlo par chaînes de Markov, pour sélectionner des jeux de paramètres qui correspondent le mieux aux données géochimiques : les systèmes rubidium-strontium, samarium-néodyme et rhénium-osmium. Quelques-uns de ces régimes conduisent à un manteau inférieur plus appauvri que le manteau supérieur, ce qui est l’inverse de ce que les géochimistes avaient admis jusqu’à présent. Selon la plupart des régimes, les plaques océaniques ne s’enfoncent pas toutes dans le manteau inférieur. Elles restent dans le manteau supérieur, alors que d’après les modélisations antérieures, leur descente devrait se poursuivre. Cependant, les régimes qui reproduisent les compositions de la croûte continentale et du manteau supérieur impliquent une accumulation de croûte océanique dans le manteau inférieur.

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Jonathan M. Tucker et al., A role for subducted oceanic crust in generating the
2 depleted MORB mantle, Geochemistry, Geophysics, Geosystems, 8 July 2020.

https://agupubs.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1029/2020GC009148

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