La géologie de la Méditerranée et des terres alentours est extrêmement complexe, si bien que l’histoire de cette région est difficile à reconstituer. Cette mer est en fait un espace océanique dont la profondeur moyenne est de 1 500 mètres, séparée en deux bassins par la Sicile. Jusqu’à présent, on pensait que son bassin oriental était un vestige de l’océan Néotéthys, qui formait un immense golfe dans le supercontinent Pangée, entre la Laurasie (comprenant l’Europe) au nord et le Gondwana (comprenant l’Afrique) au sud.
Huit scientifiques dont Douwe van Hinsbergen, Trond Torsvik et Stefan Schmid, viennent de publier un article dans la revue Gondwana Research où ils présentent une décennie de recherches sur l’histoire de la Méditerranée. Ils sont remontés jusqu’au Trias, il y a 240 millions d’années, et leur conclusion est que le bassin oriental est un petit océan qui s’est ouvert durant cette période. Ce n’est pas un vestige de la Néotéthys. Il en était séparé par la partie orientale d’un continent détaché de l’Afrique qu’ils ont appelé le Grand Adria.
Son nom provient de la mer Adriatique. Celle-ci n’a qu’une centaine de mètres de profondeur au nord-ouest, ce qui signifie que son plancher est continental. Les géologues ont par conséquent reconnu depuis longtemps l’existence d’un petit continent adriatique, en grande partie immergé. Il se prolonge sous la plaine du Pô. Les Alpes occidentales sont nées de la collision de la plaque adriatique avec l’Europe, tandis que plus à l’est, les Alpes dinariques, qui longent la côte occidentale des Balkans, résultent de sa collision avec une autre plaque supposée être européenne.
La nouveauté est que la plaque adriatique est maintenant considérée comme plus vaste. Elle a été incluse dans le Grand Adria, qui s’étendait du sud-ouest de la France et de la Tunisie jusqu’à l’actuel Sinaï. Sa superficie équivalait à celle du Groenland. Des terres maintenant situées en Anatolie (la partie asiatique de la Turquie) appartenaient autrefois au Grand Adria. En fait, les auteurs ont révisé une grande partie de l’histoire géologique de la Méditerranée et des pays alentours, en particulier des Balkans et de l’Europe centrale, qui est particulièrement complexe.
Sur les cartes géologiques de cette région, la plaque adriatique apparaît en jaune clair. L’Apulie, qui constitue le « talon » de l’Italie, en fait partie. Cette plaque s’enfonce sous le reste de l’Italie, ce qui provoque des séismes comme celui d’Amatrice en 2016 et alimente le volcanisme du Vésuve et des îles éoliennes. La limite entre la plaque adriatique et le reste de l’Italie est indiquée par une ligne rouge crénelée.
Selon cette nouvelle histoire de la Méditerranée, quasiment toute l’Italie est considérée comme un vestige du Grand Adria. Ses unités géologiques ont été indiquées sur les cartes en couleurs allant du jaune clair au brun : le Molise, l’Ombrie, la Toscane, etc. Elles se chevauchent les unes les autres. Une partie de la Calabre et de la Sicile, en revanche, sont d’origine européenne et elles sont apparentées aux unités austro-alpines. Ces zones sont en nuances de vert. Le bloc corso-sarde, lui aussi en vert, s’est détaché de la Provence et du Languedoc durant l’Oligo-miocène (de 34 à 5,3 Ma). Le bassin algéro-provençal s’est alors ouvert. Il s’agit de la partie occidentale, océanique, de la Méditerranée. On remarque la présence, en Ligurie et en Toscane, d’ophiolites indiquées en mauve. Ce sont des vestiges d’une croûte océanique.
Les Alpes dinariques proviennent également du Grand Adria. Elles se prolongent jusqu’en Grèce, et même jusqu’en Crète et à Rhodes, par plusieurs chaînes de montagnes. Une longue ophiolite, en bleu sur la carte et notée WVO (West Vardar ophiolite) « ophiolite Vardar occidental », le longe à l’est. On trouve ses roches dans l’île d’Éubée, au nord d’Athènes. Elle monte vers le nord-ouest et s’approche de la mer Adriatique au nord de l’Albanie, puis elle se dirige vers la Serbie où elle manque d’atteindre Belgrade. Après avoir effectué un virage vers l’ouest, elle passe à côté de Zagreb. Une autre ophiolite en bleu sombre, portant les lettres peu visibles EVO (East Vardar Ophiolite) « ophiolite Vardar oriental » lui est parallèle au sud, où elle atteint la mer Égée. Elle monte vers le nord et passe à l’est de Belgrade, avant de se diriger vers la Roumanie, où elle peut être trouvée dans les monts Apuseni et s’arrête au sud de Cluj-Napoca. Le nom de ces deux ophiolites a été pris au Vardar, un fleuve qui prend sa source en Macédoine du Nord, traverse Skopje et se dirige vers la Grèce. Ces deux longues ophiolites sont la preuve qu’un océan a existé au cœur des Balkans. Il a été interprété comme la Néotéthys.
Des unités géologiques figurant en bleu clair sur la carte et notées par les lettre SS (Sava Suture) étaient océaniques, mais cette fois, il s’agit de sédiments. Belgrade a été bâtie sur sa pointe sud, entre les ophiolites Vardar occidental et oriental. Elle comprend une grande variété de roches désignées par le terme français de « mélange », plus ou moins métamorphisées : calcaire, péridotites serpentinisées (roches inférieures d’une plaque océanique altérées), galets dans des sables, etc. Elles sont interprétées comme un prisme d’accrétion. Quand une plaque est en subduction sous une autre, des débris s’accumulent en surface, à l’endroit où elle plonge. À partir de Zagreb, cette nappe de roches se dirige vers l’est jusqu’aux Carpates. La rivière Save coule dessus entre Zagreb et Belgrade, où elle se jette dans le Danube. C’est pourquoi ce défunt océan est à présent appelé l’océan Save. Mais il s’agissait bien d’une branche de la Néotéthys.
Dans les Carpates orientales, il existe une autre ophiolite également représentée en bleu clair. Elle va du Ceahlău, un massif roumain culminant à 1904 m d’altitude, jusqu’au sud, à 25 kilomètres de la ville de Piteşti. On en déduit qu’il a existé un petit océan Ceahlau-Severin.
L’arc des Carpates est bien visible. Il n’est que la partie la plus septentrionale de la ceinture alpine et c’est une limite de la plaque eurasienne. Du côté de l’Ukraine, la croûte est précambrienne. L’existence de deux micro-plaques a depuis longtemps été reconnue, puisque ce sont des zones stables qui sont aujourd’hui des plaines : la Moésie en jaune et la Tisza en nuances de rose. La Moésie est une région historique située entre la Bulgarie et la Roumanie. Le Danube, frontière naturelle entre les deux pays, coule dedans. Quant à la Tisza, c’est une rivière en majeure partie hongroise qui se jette dans le Danube en amont de Belgrade.
La micro-plaque Dacie, en trois nuances de rouge, tient son nom de la Roumanie antique. Aujourd’hui, elle est comme un coin enfoncé dans l’Europe, entouré par les Carpates, mais elle est aussi présente dans les Balkans jusqu’en Grèce, sous la mer Égée, où elle émerge pour former l’île de Lemnos (en rouge au sud de Samothrace), en Bulgarie, en Turquie européenne et asiatique. Les monts Strandja, à cheval entre la Bulgarie et la Turquie, sont situés sur cette plaque. Elle a donc l’apparence d’un C, avec la Moésie qui s’est insérée dans sa concavité. En fait, la Moésie est montée dessus, comme l’indiquent les flèches crénelées : ce sont des failles chevauchantes. Au nord, la Tisza est également en train de grimper sur la Dacie. La surface de cette micro-plaque a été réduite.
Il reste à rassembler toutes ces données pour reconstituer l’histoire de la Méditerranée. La carte ci-dessus montre la paléogéographie de l’Europe et de l’Afrique du Nord durant le Ladinien, un étage du Trias allant de 242 à 235 Ma. La Néotéthys est en bleu et un océan plus ancien, la Paléotéthys, est figuré avec une nuance de bleu plus sombre. Le Grand Adria, la Dacie, les Pontides et l’Arménie du Sud sont encore du côté de l’Afrique. Les Pontides, en mauve, constituent à présent les côtes turques de la mer Noire (appelée Pont-Euxin par les Anciens). Quant à la Tisza et à la Moésie, elles sont européennes. Durant le Trias, la Dacia et les Pontides se détachent de l’Afrique. La Paléotéthys, qui les sépare de l’Eurasie, se ferme alors, tandis que la Néotéthys s’ouvre. Cet ancien océan n’a pas complètement disparu car la mer Noire en est un résidu. C’est bel et bien un océan qui atteint 2 252 mètres de profondeur, au fond duquel une croûte océanique datant du Crétacé a été repérée. Les Pontides ne se sont pas entièrement collées contre l’Eurasie.
Voici la paléogéographie de la future Méditerranée durant le Berriasien (de 145 à 140 Ma), le premier étage du Crétacé. Le Grand Adria y apparaît dans toute son ampleur, entre l’Eurasie et l’Afrique, et l’Apulie y est reconnaissable. Il est séparé des côtes africaines par le bassin oriental de la Méditerranée, en cours d’ouverture. L’océan liguro-piétmontais s’est ouvert entre lui, le sud de l’actuelle France et le bloc ibérique. Les lambeaux de croûte océanique qui subsistent en Ligurie ont été représentés. On en trouve également dans les Alpes occidentales, où ils constituent le massif du Chenaillet à l’est de Briançon.
L’océan Save, représenté en bleu clair, apparaît bien comme une branche de la Néotéthys. Les deux ophiolites Vardar, en deux nuances de bleu, sont des morceaux de son plancher. Il est en cours de subduction. La micro-plaque Dacie était plus grande que maintenant, puisqu’elle ne s’était pas encore enfoncée sous la Moésie. C’est surtout la zone en rouge clair qui a été victime de cette subduction. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’un fin cordon à l’ouest de la Moésie. L’océan Ceahlau-Severin est intercalé entre la Dacie et l’Europe. Sa fermeture va s’effectuer tout le long du Crétacé, comme celle de l’océan Save. Au début du Cénozoïque, il n’en subsiste presque plus rien et le Grand Adria est accolé contre la future péninsule balkanique. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait pas de mer : le Grand Adria a toujours été en grande partie immergé.
Cette carte présente la situation au Sélandien, le deuxième étage du Cénozoïque, qui va de 61,6 à 59,2 Ma. L’Anatolie s’est presque constituée, avec un morceau du Grand Adria en brun. Plus à l’ouest, l’extension de océan liguro-piémontais est maximale. Il n’est pourtant pas l’ancêtre de la Méditerranée occientale puisqu’il va se refermer quand le bloc corso-sade va se détacher de la France. Après la Dacie, c’est au tour du Grand Adria de s’enfoncer sous la péninsule balkanique. La partie rectangulaire en brun clair va entièrement disparaître. On peut par conséquent dire que le Grand Adria est partiellement enfoui sous l’Europe, sachant que la plaque sous laquelle il gît comprend des fragments du Grand Adria mêlés à des vestiges de l’océan Save et, plus loin, à la Dacie, qui n’est pas d’origine européenne.
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Douwe J.J. van Hinsbergen et al., Orogenic architecture of the Mediterranean region and kinematic reconstruction of its tectonic evolution since the Triassic, Gondwana Research, 3 September 2019.
Toutes les cartes sont extraites de cet article, où elles ont été éditées sous licence CC BY 4.0.
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