Il y a 66 millions d’années, de puissantes éruptions volcaniques ont affecté l’Inde, qui était alors un continent isolé, non rattaché à l’Eurasie. Il en reste des couches de basalte dont l’épaisseur dépasse par endroits les 2 000 mètres. Elles ont été si intenses qu’elles ont certainement eu des répercutions mondiales. Il se peut qu’elles aient contribué à l’extinction de masse de la fin du Crétacé, qui a mis fin au règne des dinosaures. Cependant, la chute d’une météorite dans le golfe du Mexique, qui a créé le cratère de Chicxulub, y a certainement aussi contribué. Les rôles de ces deux cataclysmes sont encore très discutés et je n’ai pas l’intention d’en parler ici. L’objectif de cet article est de fournir des informations d’ordre géologique sur ces trapps. Il est en grande partie basé sur une synthèse effectuée par Gautam Sen en 2001.
Il faut imaginer des coulées de laves semblables à celle d’Hawaii, mais sur un territoire au moins aussi grand que la France et pendant des centaines de milliers d’années. Une partie de ces épanchements a eu lieu sous la mer, où leur quantité ne peut pas être évaluée. Il faudrait également prendre en compte les roches volcaniques érodées et les intrusions de magma souterraines, sous forme de dykes. La carte montre l’étendue des trapps (d’un mot suédois signifiant « escalier »). Le phénomène paraît avoir commencé au nord et s’être poursuivi vers le sud. Au nord, il est lié au rift de Kuft, un rift étant une déchirure de la croûte continentale. Il en existe un autre, appelé le linéament de Son-Narmada. Dans le bassin de Kuft, les laves sont des basaltes tholéiitiques et alcalins. Dans la province magmatique du Deccan, sont les premiers qui sont dominants.
C’est dans les Ghats occidentaux, au bord de la mer d’Arabie, que les coulées de lave ont atteint leur plus grande épaisseur, et qu’elles ont été le plus étudiées. L’érosion a découpé un gigantesque escarpement où les couches observables atteignent 1,7 km d’épaisseur. Dans la section de Mahabaleshwar, qui a 1,2 km d’épaisseur, 42 coulées de lave ont été reconnues. Les coulées ont été du type pahoehoe : très peu visqueuses, elles peuvent parcourir des distances importantes à des dizaines de kilomètres par heure. En se refroidissant, elles forment des draperies. À l’est, l’épaisseur des coulées diminue jusqu’à une centaine de mètres. Elles sont plutôt du type aa : plus visqueuses, elles ne peuvent parcourir que quelques kilomètres. Ces deux types ont été définis à Hawaii. Toutes ces coulées ont recouvert un socle de roches datées de l’Archéen, c’est-à-dire d’il y a plus de 2,5 milliards d’années. La partie méridionale du sous-continent indien est un vieux bloc appelé le craton de Dharwar. Des roches de la croûte continentale appelées xénolites, trouvées dans les basaltes, ont permis de démontrer que ce craton se prolonge sous les trapps. Ces sont des gneiss, des quartzites, des granulites ou des granites mylonitisés (fortement déformés) arrachés à la croûte lors de l’ascension du magma.
Dans leur grande majorité, les laves du Deccan sont des basaltes tholéiitiques à 72 % et des andésites basaltiques à 18 %. La distinction entre ces roches est artificielle. Leurs compositions sont voisines, avec une teneur en silice allant de 48 % à 53 %. La limite, fixée à 52 %, est celle qui sépare les roches basiques et intermédiaires. Pour classer les roches volcaniques, on utilise aussi la teneur totale en oxydes de sodium et de potassium (éléments alcalins). Celle des laves du Deccan est comprise entre 2 et 4 %, ce qui faible. Les phonolites peuvent avoir jusqu’à 14 % de Na2O + K2O. C’est cette pauvreté en éléments alcalins, associée à la relative richesse en silice, qui définit les basaltes tholéiitiques. Parmi eux, figurent les basaltes de la croûte océanique, qui sont d’autant plus jeunes qu’ils sont proches d’une dorsale. Ils y sont créés par solidification d’un magma provenant du manteau. On les appelle les MORB (Mid Ocean Ridge Basalt). Il en existe plusieurs types, dont les T-MORB (transitionnels). Le manteau est composé de roches appelées les péridotites, composées principalement d’olivine et de pyroxènes. Quand elles fondent, c’est toujours de manière partielle. Elles exsudent un liquide basaltique. Les T-MORB proviennent de péridotites, les harzburgites, qui ont déjà subi plusieurs fusions et qui ont été appauvries en certains éléments. Les basaltes d’Ambenali sont de ce type. Cette ville est indiquée sur la première carte (D.K. Paul et al., 2008).
Il est possible de faire un classement des basaltes des Ghats occidentaux en fonction de leur composition et d’établir une carte géologique. On a défini les trois groupes de Kalsubai, Lonavala et Wai, eux-mêmes subdivisés en formations ayant de 100 à 325 m d’épaisseur. Le groupe de Wai, par exemple, comprend les formations de Poladpur, d’Ambenali, de Mahabaleshwar, de Panhala et de Desur. Ils sont cités par ordre chronologique, les premiers se trouvant en position inférieure comme des couches de sédiments. La première carte ne les représente pas. En revanche, elle met en évidence les complexes acides et alcalins. Une roche est acide quand elle a plus de 65 % de silice. La deuxième carte (Subbarao & Hooper, 1999) montre les trapps entre Nasik et Pune avec les différentes formations. Celle de Jawahar, avec plus de 200 mètres d’épaisseur, est la plus ancienne. Les formations de Khandala et de Bushe ont la nuance la plus foncée de vert. Celles de Poladpur et d’Ambenali sont en jaune, au sud de Pune. La ville de Mumbai (Bombay) se trouve à l’ouest de l’escarpement des Ghats occidentaux.
La composition des basaltes peut varier à cause d’une contamination du magma par la lithosphère continentale. Celle-ci est constituée d’une couche péridotites rigides, la lithosphère mantellique, sur laquelle est posée la croûte continentale, qui est en partie granitique. Sous le sous-continent indien, elle serait épaisse de 117 km. Le magma doit s’infiltrer à travers elle par des fissures afin d’arriver à la surface, mais puisque sa température est très élevée, il fait fondre des roches de la lithosphère et les deux liquides se mélangent. Ce phénomène ne se produit pas dans les dorsales océaniques où, bien sûr, il n’y a pas de croûte continentale.
Les basaltes indiens qui montrent les plus forts signes de contamination sont ceux de Bushe. Ils ont 325 m d’épaisseur et appartiennent au groupe de Lonavala. La contamination se mesure grâce au rapport 87Sr/86Sr entre le samarium 87 et le samarium 86. Par radioactivité, le rubidium 87 se transforme en samarium 87, si bien que ce rapport augmente avec le temps. On utilise cette propriété pour déterminer l’âge des roches, mais ce qui nous intéresse ici, c’est que le rapport initial 87Sr/86Sr(0) des MORB est normalement faible : autour de 0,7020. Celui des basaltes d’Ambenali est plus élevé, avec des valeurs allant de 0,7038 à 0,7056. Celui des basaltes de Bushe atteint parfois 0,7200. Il s’explique par une contamination crustale. L’autre phénomène qui fait varier la composition des magmas est la cristallisation fractionnée. Plus elle est importante, plus le taux d’oxyde de magnésium MgO est faible. La contamination et le fractionnement ont pu se produire au même endroit, dans une chambre magmatique.
Les basaltes tholéiitiques contiennent des phénocristaux d’olivine, de plagioclase et de clinopyroxène (augite et plus rarement pigeonite). Il y a peu d’orthopyroxènes. Les olivines sont souvent altérées en iddingsites, et ne sont reconnaissables que parce que les cristaux ont conservé leur forme initiale. Ils sont automorphes. La mésostase est composée de microcristaux de plagioclase, pyroxènes et d’oxydes de fer et de titane. moins abondants. Dans toutes les formations des trapps du Deccan, il existe des basaltes avec des phénocristaux géants de plagioclase : ils peuvent avoir de 2 à 10 cm de long. Ces basaltes sont généralement hautement fractionnés. On en déduit que ces mégacristaux ont flotté au sommet d’une chambre magmatique durant une période de dormance (absence d’éruption), puis l’ont quittée quand le magma a été expulsé, à cause de l’effondrement de la chambre ou de l’injection d’un magma « frais ». En supposant que les chambres étaient assez peu profondes, Gautam Sen a calculé qu’un cristal mettait 3 200 ans à acquérir une taille de 10 cm. Une telle lenteur est tout à fait normale. Cela implique que la succession des coulées de lave avec et sans cristaux géants sur 1,7 km d’épaisseur, dans les Ghats occidentaux, s’est effectuée en seulement 55 000 ans. Une estimation antérieure donnait une période dix fois supérieure. Si Gautam Sen a raison, ces éruptions ont eu un caractère catastrophique.
Il est délicat d’obtenir une datation précise des trapps, or c’est nécessaire si l’on veut établir une relation avec la crise Crétacé-Tertiaire. Un datation a été effectuée en 2014 grâce à des cristaux de zircon (Blair Schoene et al.). C’est la méthode la plus fiable, mais il n’est pas facile de trouver ces minéraux dans les basaltes. Des zircons ont cependant été extraits de la formation de Jawahar, à la base de l’escarpement, et de celles d’Ambenali et de Mahabaleshwar, au sommet. Outre les cristaux de plagioclase géants, ces dernières comportent des lits d’argile rouges appelés « redboles ». On les interprète comme d’anciens sols qui se sont formés durant des périodes de dormance, mais ils peuvent aussi provenir de nuées ardentes. Quoi qu’il en soit, les zircons de Jawahar ont été datés à 66,288 ± 0,027 Ma. Ceux de Mahabaleshwar ont été datés jusqu’à 65,535 ± 0,027 Ma. Ainsi, les éruptions ont commencé 250 000 ans avant la limite Crétacé-Paléogène et elles ont duré pendant environ 750 000 ans – ce qui contredit Gautam Sen. Cela fait d’elles un bon suspect pour la crise qui a entraîné la disparition des dinosaures non aviens.
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Gautam Sen, Generation of Deccan Traps Magma, Journal of Earth System Science, 2001.
Dalim K. Paul et al., Petrology, geochemistry and paleomagnetism of the earliest magmatic rocks of Deccan Volcanic Province, Kutch, Northwest India, Lithos 102, 2008.
Blair Shoene et al., U-Pb geochronology of the Deccan Traps and relation to the end-Cretaceous mass extinction, Science 347, 2014.
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