Quand la tectonique des plaques, qui sculpte aujourd’hui le visage de la Terre, a-t-elle commencé ? Cette question difficile est encore l’objet de débats dans la communauté des géologues. On peut, sans guère de risque de se tromper, situer son commencement durant l’Archéen, le deuxième éon, allant de 4 à 2,5 Ga (milliards d’années), car il s’agit d’une période très longue. Mais la tectonique des plaques s’est-elle amorcée dès le début de cette période ou plus tard ? Et avant qu’elle ne se mette en place, existait-il un autre type de tectonique sur la Terre ? A quoi ressemblait sa surface ?
La tectonique des plaques en bref
Le phénomène le plus caractéristique de la tectonique des plaques et la subduction des plaques océaniques. Ces plaques sont des morceaux de lithosphère formées dans les dorsales océaniques. Elles s’en éloignent tout en se refroidissant. Leur épaisseur et leur densité augmentent, si bien qu’elles finissent pas s’enfoncer sous une autre plaque, dans l’asthénosphère, la partie chaude et ductile du manteau supérieur. Ce sont ces mêmes roches, les péridotites, qui composent la base de la lithosphère et l’asthénosphère, mais dans la lithosphère, elles sont « froides » et rigides, tandis que dans l’asthénosphère, elles sont chaudes et ductiles. Les mouvements des plaques sont très lents, de l’ordre de quelques centimètres par an. La portion de plaque sombrant dans l’asthénosphère entraîne celle qui est restée en surface. C’est la raison pour laquelle celle-ci s’éloigne de la dorsale. On peut comparer la plaque à un tissu posé sur une table, qui pendrait et serait lesté d’un côté. Il serait condamné à glisser sur la table jusqu’à tomber entièrement par terre.
Sa descente ne peut pas s’arrêter parce que sa croûte basaltique est métamorphisée en éclogite, qui est une roche très dense. La « chute » de la plaque se produit au moins jusqu’à la limite entre le manteau supérieur et le manteau inférieur à 660 km de profondeur. Il arrive cependant que la plaque se brise sous la surface. La partie qui s’était déjà enfoncée dans l’asthénosphère continue à sombrer tandis que le reste s’immobilise. La subduction s’arrête alors. Cela peut être le cas si la plaque porte de la croûte continentale, puisqu’elle ne peut pas s’enfoncer très loin dans le manteau.
La subduction est une manifestation de la convection du manteau, qui s’étend jusqu’à 2 900 km de profondeur jusqu’au noyau métallique : les zones froides descendent tandis que les zones chaudes montent. C’est une manière d’évacuer la chaleur provenant du noyau et celle produite dans le manteau par le déclin des éléments radioactifs. Si les plaques lithosphériques comprennent toutes une « semelle » de péridotites, elles sont surmontées d’une croûte qui peut être océanique ou continentale. Les croûtes continentales n’ont pas été produites dans des dorsales. Elles ont des histoires longues et complexes dont on verra plus loin un aperçu. Actuellement, il existe sept grandes plaques et quarante-six plus petites. Ces plaques constituent un « couvercle » qui recouvre la Terre. Comme elles sont mobiles, on parle d’un « couvercle mobile rigide » ou « couvercle actif ».
Vénus, un exemple de planète à manteau convectif mais sans tectonique des plaques
La convection du manteau d’une planète n’implique pas l’existence de la subduction. La planète Vénus, qui ressemble beaucoup à la Terre, en donne un exemple. En 2021, l’équipe du planétologue Paul Byrne a publié un article dans lequel il explique que la lithosphère de Vénus est fragmentée et mobile. Elle a en effet identifié des blocs rigides qui paraissent s’entrechoquer et les a appelés des campi (campus au singulier, « plaine, terrain cultivé » en latin). Pourtant, aucune forme de subduction n’a encore été observée sur cette planète. Il est encore difficile d’expliquer pourquoi, mais cette différence pourrait être due au fait qu’il fait beaucoup plus chaud à la surface de Vénus qu’à celle de la Terre : la température moyenne est de 462 °C. Un rapprochement avec la Terre archéenne est possible, car elle était plus chaude que maintenant, même si la chaleur ne venait pas de l’atmosphère, comme avec Vénus, mais de l’intérieur de la planète. De plus, la lithosphère était plus fine que maintenant.
Une nouvelle étude publiée dans Earth-Science Reviews vient de mettre en évidence des similitudes entre la Terre archéenne et Vénus. Elle a été rédigée sous la direction d’Eric Vandenburg de l’université Monash à Melbourne. Jean-François Moyen, de l’université de Lyon, y a participé. Il fait partie de ces géologues qui doutent de l’existence d’une tectonique des plaques apparue précocement durant l’Archéen. Ces scientifiques se sont penchés sur l’une des plus anciennes portions de lithosphère qui existe : le craton de Pilbara en Australie occidentale. Il comporte des roches magmatiques et sédimentaires dont les âges s’échelonnent de 3,56 à 2,63 Ga. On a également observé un magmatisme granitique allant de 3,59 à 2,83 Ga. Cette lithosphère est donc purement archéenne. Elle a subsisté aujourd’hui tout en étant très érodée. Les roches qui affleurent aujourd’hui étaient, pour la plupart, autrefois enfouies dans la croûte, où elles ont été métamorphisées à des degrés divers.
Le craton de Pilbara, échantillon de lithosphère archéenne
Au cours de son histoire, le craton de Pilbara a été enrichi en granitoïdes. Ce sont des roches plutoniques, entièrement cristallisées car résultant de la solidification d’un magma en profondeur, et dont les cristaux sont visibles à l’œil nu. Elles ont au moins 20 % de quartz parce que ce magma était riche en silice SiO2. Les feldspaths sont abondants, si bien que ces roches sont de couleur claire. Ces minéraux leur ont valu la qualification de roches felsiques. Les granites sont les plus connus. Leurs feldspaths sont plutôt alcalins, c’est-à-dire sodiques ou potassiques. Les granitoïdes des cratons archéens sont principalement des tonalites, des trondhjémites et des granodiorites, désignées ensemble par le sigle TTG. Leurs feldspaths sont plutôt du type plagioclase : ils sont calco-sodiques. Ces roches ont été formées en profondeur par la solidification d’un magma provenant de la fusion partielle de roches antérieures, qu’on appelle des protolithes.
Les auteurs de cette étude ont essayé de reconstituer l’histoire du craton de Pilbara grâce à la chimie de ses roches. Ils se sont intéressés aux éléments traces, présents en très faibles quantités, car ils témoignent des processus géologiques qui ont engendré ces roches. Le rapport K2O/N2O (oxyde de potassium/oxyde de sodium) permet de distinguer les granitoïdes potassiques et sodiques, la limite étant de 0,7. L’oxygène, le potassium et le sodium sont des éléments majeurs, c’est-à-dire qu’ils sont constitutifs des roches. À cela, s’ajoute le rapport Sr/Y (strontium/yttrium), faisant intervenir deux éléments traces, qui peut être inférieur ou supérieur à 40. Il reflète le rapport grenat/plagioclase des résidus des protolithes après leur fusion partielle et s’accroît avec la pression. Le plagioclase est stable à basse pression tandis que le grenat est stable à haute pression, plus en profondeur dans la Terre. Le strontium s’incorpore dans le plagioclase mais pas dans le grenat et l’yttrium a un comportement inverse.
Les rapports Sm/Yb, La/Sm et Zr/Ti ont également été utilisés. Pour donner une signification statistique à leurs mesures, les chercheurs ont analysé 67 granitoïdes prélevés un peu partout dans le craton de Pilbara. Il s’agit surtout de granites, avec des TTG moins fréquents, ainsi que de la diorite et de la monzonite à quartz. Cela s’ajoute aux 814 analyses déjà publiées. Les âges s’échelonnent du Paléoarchéen (de 3,6 à 3,2 Ga) au Mésoarchéen (de 3,2 à 2,8 Ga). L’histoire du craton ainsi reconstituée est la suivante.
Durant le Paléoarchéen, il y avait un bloc comprenant un plateau mafique et ultramafique. Il s’agit de roches pauvres en silice, dont des basaltes qui ont par la suite été métamorphisés par enfouissement en amphibolites. Ces roches constituaient une croûte représentée en noir sur la figure A. Elle surmonte un manteau lithosphérique représenté en vert puisque c’est la couleur des péridotites. Le manteau convectif sous-jacent est également vert, mais il est représenté en orange parce qu’il n’a pas le même comportement mécanique. Les mouvements ascendants entraînent la fusion partielle de ses roches par décompression. Le magma ainsi créé pouvait s’accumuler sous la croûte (sous-placage, processus 2) ou y être injecté (processus 3), provoquant la fusion partielle, appelée anatexie, des amphibolites. Cela créait des magmas TTG de basse pression. Leur ascension dans la croûte formait des plutons de TTG. De cette manière, de grands dômes de TTG croissaient. Ils pouvaient émerger, la croûte mafique et ultramafique restant sous la surface des océans. Dans la figure A, les TTG de basse pression sont en bleu et les TTG de moyenne pression sont en orange. Leur magma provenait de la limite de la zone des grenats. Des magmas, représentés en rouge, étaient produits à haute pression grâce à un phénomène propre à l’Archéen (processus 4) : de la croûte basaltique métamorphisée en éclogite sombrait dans le manteau convectif, sous la forme d’énormes gouttes. Les géologues parlent de dripping « égouttement, goutte-à-goutte » en anglais. Cela produisait du magma TTG de haute pression.
Il y a 3,22 Ga, à la fin du Paléoarchéen, une montée de l’asthénosphère qui existait depuis longtemps a commencé à amincir puis à déchirer la lithosphère. Il est apparu un rift, terme qui signifie « déchirure » en anglais. Cet événement est décrit par la figure B. Comme le rift a été envahi par la mer, des sédiments se sont déposés. Ils constituent le groupe de Soanesville, situé sur le terrane oriental de Pilbara (EPT), et sont datés de 3,23 à 3,18 Ga. Le sous-placage et l’injection de magma dans une croûte composée de granitoïdes a engendré des magmas granitiques potassiques (processus 5) et a séparé le terrane de Karratha (KT) du terrane oriental de Pilbara par la construction de la zone tectonique centrale de Pilbara (CPTZ).
Le Mésoarchéen aurait été marqué par un événement appelé la dripduction. C’est ce que devient une subduction quand la plaque n’est pas suffisamment rigide et qu’elle se casse à chaque instant. Elle « s’égoutte » en quelque sorte dans le manteau. La partie de plaque qui restait en surface ne pouvait alors pas être entraînée, si bien que les fonds océaniques archéens ne se déplaçaient pas comme sur la Terre actuelle. Cependant, ces « gouttes » de lithosphère chutant dans le manteau étaient capables d’engendrer du magma (processus 6). Les chercheurs pensent en avoir repéré des indices dans une formation rocheuse appelée la supersuite d’Elizabeth Hill, datée à 3,06 Ga, située sur la marge sud du terrane oriental de Pilbara. Ses éléments traces témoignent d’une fusion très partielle à grande profondeur, dans la zone de stabilité du grenat et en présence d’eau. Sur la Terre actuelle, la subduction provoque la déshydratation de la plaque plongeante et, grâce à l’eau ainsi libérée, la fusion partielle des péridotites du manteau. Les zones de subduction comprennent par conséquent toutes des arcs volcaniques.
Outre la supersuite d’Elizabeth Hill, cette dripduction serait à l’origine du groupe de Whundo, situé dans le terrane de Sholl (ST). Leurs roches sont datées de 3,13 à 3,09 Ga. Celles du groupe de Whundo sont volcaniques alors que les autres sont plutoniques. Elles comprennent des basaltes en coussins, formés par épanchements de lave sur des fonds marins, ainsi que des roches felsiques témoignant d’un volcanisme explosif.
Ainsi, le craton de Pilbara a connu des déformations et du magmatisme (on parle de tectonomagmatisme) avant de devenir la portion de lithosphère stable et « froide » qu’il est actuellement. Il faut ajouter un décrochement : il a été divisé en deux compartiments qui ont glissé l’un contre l’autre sur une distance de 150 à 200 km. La zone de cisaillement, Sholl Shear Zone sur la carte géologique, n’est pas une simple faille, mais une zone d’un à deux kilomètres de largeur dans laquelle les roches ont été broyées. Ce mouvement a dû commencer il y a un peu plus de 3 Ga.
La Terre archéenne n’était donc pas une planète à « couvercle stagnant » comme Mercure, Mars ou la Lune, mais elle n’était pas forcément non plus à couvercle rigide mobile. L’existence des rifts n’implique pas celle de la tectonique des plaques, bien qu’ils en soient l’une des manifestations. Les signatures géochimiques observées dans le groupe de Whundo et la supersuite d’Elizabeth Hill n’impliquent pas non plus de véritable subduction. Elles pourraient refléter un « couvercle mou » (sluggish lid en anglais, sluggish signifiant à la fois « mou » et « lent »). D’autres interprétations restent cependant possibles.
Le plateau mafique et ultramafique initial pourrait avoir été équivalent à un campus vénusien. Ces blocs lithosphériques sont entourés de ceintures de crêtes et de sillons résultant de leurs mouvements latéraux, qui les amènent à s’éloigner ou à se rapprocher les uns des autres. Ils ont aussi la capacité de se fragmenter. Le rift ayant affecté le craton de Pilbara pourrait correspondre à une telle fragmentation, la zone tectonique centrale de Pilbara étant analogue à une ceinture de crêtes et de sillons. Elle a produit un magma qui s’est solidifié en des roches appelées des sanukitoïdes (processus 8). Elles ont souvent été interprétées comme des témoignages d’un volcanisme d’arc, mais d’après Eric Vandenburg, il n’y avait pas de véritable subduction et par conséquent pas de volcanisme d’arc.
Il reste à savoir si cette théorie, élaborée grâce à ce petit morceau de lithosphère archéenne qu’est le craton de Pilbara, peut s’appliquer à toute la Terre d’autrefois.
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Jean-François Moyen, Oscar Laurent, Archaean tectonic systems: A view from igneous rocks, Lithos 302-303, Lithos, March 2018.
Paul K. Byrne et al., A globally fragmented and mobile lithosphere on Venus, PNAS, June 21, 2021.
Eric D. Vandenburg et al., Spatial and temporal control of Archean tectonomagmatic regimes, Earth-Science Reviews 241, June 2023.
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