La dorsale de Gakkel traverse l’océan Arctique sur une longueur de 1 800 km. Elle prolonge la dorsale médio-Atlantique et s’étend jusqu’en Sibérie. Celle-ci est en effet située sur deux plaques lithosphériques : la plaque eurasienne et la plaque nord-américaine, qui comporte sa partie orientale jusqu’aux monts de Verkhoyansk. Cette dorsale est la plus lente de toutes. Dans la mer des Laptev, du côté de la Sibérie, son taux d’expansion n’est que de 0,6 centimètre par an, et il atteint 1,3 centimètre par an au nord du Svalbard. Par définition, une dorsale est lente quand elle s’ouvre à une vitesse de 1 à 6 cm/an. Les dorsales rapides ont des vitesses d’ouverture dépassant les 10 cm/an.
Les dorsales médio-océaniques sont des zones sismiques. Avant 1999, on n’enregistrait pas plus de 10 séismes par an dans la dorsale de Gakkel, mais de février à août 1999, l’U.S. Geological Survey a enregistré 209 évènements. Leur magnitude allait de 3,2 à 5,8 et leurs épicentres étaient concentrés le long du rift central et de ses flancs, à 85° de longitude Est. L’analyse des données a montré que ces séismes étaient dus à un épisode volcanique majeur.
Entre le 15 et le 31 juillet 2007, une équipe de scientifiques a exploré la zone grâce au brise-glace Oden. L’expédition, financée par la Woods Hole Oceanographic Institution des USA, a été appelée AGAVE : Artic Gakkel Vents. Son premier objectif était d’étudier les sources hydrothermales qui avaient été découvertes en 2001. Il était équipé d’un sondeur multifaisceaux, de deux robots autonomes capables de naviguer sous la banquise et d’une plateforme traînée par le navire, appelée CAMPER. Elle pouvait récolter des échantillons de roches et recueillir des animaux vivant autour des sources hydrothermales. On pensait que celles-ci pouvaient fournir un éclairage sur l’origine de la vie.
Le sondeur multifaisceaux a fourni une carte bathymétrique détaillée de la zone sismique. Trois volcans sont apparus dans la vallée axiale de la dorsale, qui est en bleu parce qu’elle dépasse les 4 000 mètres de profondeur. Comme leurs sommets sont moins profonds, les volcans sont en vert. Ils ont été appelés Oden, Thor et Loke, d’après les noms de trois divinités scandinaves usuellement écrits Odin, Thor et Loki. Ils ont environ 2 000 mètres de diamètre, quelques centaines de mètres de haut, un sommet aplati et un cratère central.
Ces volcans sont très différents de ceux qui parsèment habituellement les vallées axiales des dorsales. Ceux-ci émettent en effet des laves basaltiques, fluides, dont la surface se solidifie dès qu’elles entrent en contact avec l’eau. Elles deviennent des laves en coussins, appelés pillow lavas en anglais. Ces formes sont bien visibles sur la photo a, prise sur la colline de Duque en un lieu indiqué par l’étoile rouge a, mais elles sont recouvertes par une sorte de poudre de couleur plus sombre. Ce sont des matériaux pyroclastiques, tombés en pluie. Autrement dit, des cendres et des lapilli émis par des volcans lors d’éruptions explosives, comme sur les continents. Les lapilli sont des fragments de roches de taille comprise entre 2 et 64 mm ; les cendres sont plus fines. Elles recouvrent la vallée axiale sur une longueur d’au moins 20 km. Leur épaisseur atteint les 10 cm, particulièrement sur les collines de Jessica et de Duque, où les coulées de lave sont brisées et érodées. Sur les volcans Oden et Loke, ces coulées sont fraîches et la couche de cendres est fine. Il semble que ces volcans émettent à la fois des coulées de laves fluides et des matériaux pyroclastiques.
La plateforme CAMPER a récolté 800 grammes de cendres et de lapilli en des lieux indiqués par des disques blancs. Il s’agit presque uniquement de fragments de verres basaltiques avec une petite quantité de roches cristallines plus ou moins altérées. Leurs tailles vont de 1 à 20 mm. Ils comprennent des microcristaux d’olivine et de feldspath plagioclase, qui sont caractéristiques des roches basaltiques, et moins de 5 % de vésicules. Ce sont des cavités laissées par des gaz. Les photos c et d montrent quelques-uns de ces fragments. La photo b a été prise sur un talus du volcan Oden (étoile rouge b). Cet amas de blocs a pu être éjecté lors d’une explosion.
Cette découverte a bouleversé nos connaissances du volcanisme sous-marin. Jusqu’à présent, des dépôts pyroclastiques n’ont été trouvés que sur le plateau des Açores à faible profondeur, entre 500 et 1 750 mètres. Ce plateau est né il y a 20 millions d’années grâce à un point chaud qui est toujours actif. Sous les 3 000 mètres, considérés comme une profondeur critique, seuls quelques carottes de sédiments étaient porteuses de matériaux pyroclastiques. Les explosions commencent dans les profondeurs des volcans grâce à l’action des gaz. Originellement dissous dans le magma, ils s’exsolvent et forment des bulles en exerçant une pression sur le magma, qui prend l’aspect d’une mousse. Si elle est suffisante, elle entraîne sa fragmentation. C’est une transition fondamentale : un liquide magmatique contenant des bulles devient un jet de gaz chargés de fragments de magma. Ce sont les verres volcaniques qui ont été trouvés dans la vallée axiale. Dans l’océan, la pression exercée par l’eau est susceptible d’empêcher cette fragmentation. On pensait donc que les éruptions explosives ne se produisait qu’à faible profondeur.
De plus, sur les continents, les éruptions explosives sont produites par des volcans émettant des laves riches en silice et donc visqueuses : de l’andésite, de la dacite, de la trachyte ou de la rhyolite par exemple. Le Vancori, l’édifice le plus élevé du Stromboli, a émis des andésites et des trachyandésites, ainsi que quelques rhyodacites. Les coulées et éjections actuelles, provenant du Sciara, sont composées de basaltes et de trachybasaltes. Lors de son éruption de juin 1991, le Pinatubo aux Philippines a émis de la dacite. Les volcans de la dorsale de Gakkel sont basaltiques mais peuvent être explosifs. Pour que les matériaux pyroclastiques puissent recouvrir une telle surface dans l’eau, supérieure à 10 km², leur vitesse d’éjection a dû être de quelques centaines de mètres par seconde. Ils ont dû s’élever de 1 à 2 km au-dessus des volcans.
Il est nécessaire de supposer qu’une grande quantité de dioxyde de carbone s’est accumulée pendant une longue période dans des chambres magmatiques : au moins 13,5 % du magma en poids. C’est 10 fois le taux le plus élevé mesuré jusqu’à présent dans les basaltes des dorsales médio-océaniques. Ceci permet d’interpréter les séismes de 1999. Ils ont d’abord été causés par une extension de la vallée axiale de la dorsale, grâce au jeu de failles. Au bout de trois mois, ces séismes ont fracturé des toits de chambres magmatiques, dans lesquelles des gaz exsolvés s’étaient accumulés, si bien qu’elles se sont vidées de manière explosive. Les séismes ont alors été provoqués par ces éruptions. Il s’en est nécessairement produit plusieurs.
Ces évènements sont rares mais pas anormaux. Les scientifiques considèrent que les dorsales ultralentes fonctionnent de cette manière. Des gaz s’accumulent dans des chambres magmatiques pendant de longs intervalles de temps. Ils se trouvent à de grandes profondeurs, ce qui augmente d’autant plus leur pression. C’est nécessaire pour expliquer la violence des éruptions. De tels phénomènes ne sont pas observés dans les autres dorsales médio-océaniques, bien que leur activité soit plus importante.
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Robert A. Sohn et al., Explosive volcanism on the ultraslow-spreading Gakkel ridge, Arctic Ocean, Nature, 26 June 2008.
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