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La Grande Discordance du Colorado n’a pas été causée par les glaciations globales de la Terre

Grand Canyon du Colorado

Le Grand Canyon du Colorado vu d'hélicoptère. Photo Adobe Stock.

Le Grand Canyon du Colorado offre une vue saisissante sur l’histoire de la Terre. Descendre le long de ses parois en regardant ses strates de roches, c’est remonter le temps jusqu’il y a près de 2 milliards d’années. Les premières strates, tout en haut, sont parfaitement horizontales parce que la croûte continentale n’a pas connu de plissement depuis le Cambrien. L’âge de ces roches, dites du groupe de Tonto, atteint 525 millions d’années. Plus bas, la disposition des strates changent : elles sont inclinées.

Deux discordances dans le Grand Canyon

Cette situation s’appelle une discordance angulaire. Dans le Grand Canyon, elle a été pour la première fois observée par John Wesley Powell en 1869. Les sédiments inférieurs, ceux du super-groupe du Grand Canyon aux USA, ont été inclinés lors d’une orogenèse (une formation de montagnes) et érodés jusqu’à ce que les reliefs disparaissent et que le paysage ressemble à une pénéplaine. L’érosion s’est alors arrêtée puis d’autres sédiments se sont déposés, comme il se doit, à l’horizontale. Les sédiments peuvent être difficiles à dater, notamment quand ils sont antérieurs au Cambrien et qu’ils ne comportent pas de fossiles. Néanmoins, les plus anciens sédiments du super-groupe du Grand Canyon ont 1,2 milliard d’années et les plus récents ont moins de 740 millions d’années.

La période qui va de 740 à 525 millions d’années est donc manquante, et c’est bien dommage puisque les premiers animaux sont apparus à ce moment. La vie a explosé dans les mers au début du Cambrien (de 541 à 485 Ma), mais les prémices datent de la fin de l’Édiacarien (de 634 à 541 Ma). C’est donc un chapitre fondamental de l’histoire de la vie qui manque dans la région du Colorado. Cependant, des fossiles très intéressants ont été repérés dans les schistes du groupe de Chuar, qui sont les roches les plus récentes du super-groupe du Grand Canyon, par Charles Doolittle Walcott. Il a été le successeur de Powell à la direction de l’USGS – la Société de géologie des États-Unis. Il s’agissait d’algues que Walcott a appelées Chuaria circularis.

En poursuivant la descente dans le Grand Canyon, on trouve une deuxième discordance, cette fois entre des sédiments et des roches métamorphiques. Ce sont des schistes dits de Vishnu, âgés de deux milliards d’années. Ils comprennent du schiste à quartz et mica, des métapélites et des méta-arénites (argiles et sables métamorphisés) et ont conservé des structures montrant qu’ils proviennent de sédiments déposés dans un environnement sous-marin. D’autres schistes existent, nommés d’après deux autres divinités hindoues : Brahma et Rama. Il y a 1,4 milliard d’années, ils ont subi des intrusions magmatiques qui sont devenues des plutons de diorite et de granodiorite. Ils ont été désignés comme les « granites de Zoroaster ». Une orogenèse inclinait alors la région, puis l’érosion a fait disparaître ces reliefs.

Roches du socle cristallin. National Park Service, domaine public.

Cette seconde discordance a été appelée la Grande Discordance (the Great Uncorformity) par Powell. Elle comprend les zones où le super-groupe du Grand Canyon est absent, si bien que les sédiments du Cambrien se sont directement déposés sur les schistes de Vishnu. Ceux-ci constituent le socle cristallin de la région : des roches magmatiques ou métamorphiques sur lesquelles reposent les roches sédimentaires. Walcott a observé cette discordance ailleurs en Amérique du Nord. Partout, les sédiments précédant le Cambrien manquaient à l’appel. Walcott a alors imaginé une période géologique, le Lipalien, qui aurait vu l’apparition de la vie mais aurait été effacée. Cela répondait à la question que se posait Darwin : il avait remarqué que les premiers fossiles étaient apparus subitement dans les strates du Cambrien.

Depuis Walcott, des strates précambriennes comprenant des fossiles ont été découvertes, mais le problème de la Grande Discordance demeure, d’autant plus qu’il est mondial. En effet, des écarts chronologiques plus ou moins importants entre les roches des socles cristallins précambriens et les premiers sédiments ont été observés sur tous les continents. Dans le bassin du Tarim par exemple, au cœur de ce qui est aujourd’hui l’Asie, des dolomites du Cambrien reposent sur des diorites datées à environ 744 millions d’années. C’est un forage qui a permis de trouver cet écart. En Sibérie, dans le bassin de la rivière Chara, le socle est composé de roches de l’Archéen et du Paléoprotéorozoïque, si bien qu’ils ont plus de 1,6 milliard d’années, alors que les premiers sédiments, des diamictites et des grès, datent du Cryogénien (de 720 à 634 Ma). En Argentine centrale, dans le complexe de Buenos Aires, des diamictites, des grès et des argiles de l’Édiacarien recouvrent des roches datées à environ 2,1 milliards d’années. En Antarctique, dans les monts Shackleton, le socle remonte à 1,4 milliard d’années et les premiers sédiments sont ceux du Cryogénien.

Durant cette époque, deux glaciations globales se sont produites. Elles sont dites sturtienne et marinoenne. Les diamictites sont des fragments de roches laissés par des glaciers. Selon l’une des explications proposées pour la Grande Discordance, les glaciers, qui ont recouvert tous les continents jusqu’à l’équateur, les ont fortement érodés, en retirant des kilomètres d’épaisseur de roches. Celles-ci, autant bien sédimentaires que magmatiques ou métamorphiques, représentaient les archives géologiques de la Terre pour les époques antérieures au Cryogénien, parfois jusqu’à plus d’un milliard d’années. Si cette hypothèse est exacte, l’érosion s’est partout faite de manière synchrone : elle a commencé il y a 720 millions d’années et s’est terminée il y a 634 millions d’années. Une autre glaciation s’est produite durant l’Édiacarien, il y a environ 580 Ma, mais elle a été moins sévère. Toutes les roches érodées ont été transportées dans les mers et les océans, où elles auraient fourni des nutriments aux organismes vivants et favorisé le développement des animaux.

Étude du granite rose de Pike Peaks dans le Colorado

Le granite de Pike Peaks et les injectites de Tavakaiv. Sur la photo A prise près de Manitou Springs, ils sont surmontés par les grès de Sawatch. Un pierre de 1,5 m de diamètre est indiquée par une flèche jaune. En B et C, l’injectite près de Buffalo Creek. Des fragments de granite altéré sont visibles dans l’injectite. La photo D a été prise dans Perry Park, où les grès de Sawatch surmontent le granite.

Des scientifiques américains, dont Rebecca Flowers et Francis Macdonald, viennent de contester cette hypothèse en faisant un nouvel examen de la Grande Discordance aux USA. Leur étude a été publiée dans les Proceedings of the National Academy of Science. La zone considérée est Pike Peaks, le sommet de Front Range, une chaîne de montagnes du Colorado. Il culmine à 4 302 mètres d’altitude. C’est un batholite de granite rose, qui doit sa couleur aux cristaux de feldspath potassique. Sa formation est datée à 1,07 milliard d’années, lors de l’orogenèse de Grenville. Ces montagnes sont nées lors de l’assemblage du supercontinent Rodinia. On pense que le granite a cristallisé à moins de 5 kilomètres sous la surface, à une température de 700 à 720 °C.

Un phénomène géologique peu commun, mais remarqué dès 1893, s’est produit : du sable provenant de la surface a été injecté dans des fractures de ce granite, grâce à un fluide à haute pression dont la température devait être de 210 à 230 °C. Très riche en quartz, il a été cimenté en quartzite, que l’on peut considérer comme une variété de grès. Il forme dans le granite des filons dont l’épaisseur va du centimètre au mètre. On l’appelle l’injectite de Tavakaiv. Il affleure sur une surface de 24 000 km², le long d’une faille traversant les montagnes – la Ute Pass Fault. Sa formation a été daté à 676 ± 26 Ma grâce à des cristaux d’hématite (un oxyde de fer) qu’il comporte, soit du Cryogénien. Cela implique que le granite, constituant le socle cristallin de la région, se trouvait à la surface dès cette époque.

En fait, quand on regarde attentivement le granite, on voit qu’il a été profondément altéré avant que le sable ne soit injecté. Il était à la surface depuis des millions d’années et se désagrégeait. Des fragments de granite très altérés figurent dans des filons d’injectite. L’équipe de Rebecca Flowers pense que la datation à 676 ± 26 Ma a été sous-estimée et a retenu des dates allant jusqu’à 717 Ma pour quelques cristaux d’hématite. Le granite affleurait par conséquent dès le tout début du Cryogénien.

Ces observations suffisent à prouver que les kilomètres de roche qui séparaient le batholite de la surface n’ont pas été érodés durant le Cryogénien, mais durant la période qui l’a précédé : le Tonien (de 1000 à 720 Ma). C’est l’époque de l’assemblage de la Rodinia. Cependant, l’équipe a fait de la thermochronologie (U-Th)/He grâce à trente cristaux de zircon prélevés dans le granite. La méthode repose sur la désintégration radioactive de l’uranium 238 et 235 et du thorium 232 au cours du temps. Elle libère des noyaux d’hélium 4 qui restent piégés dans les mailles du cristal si sa température est inférieure à 60 °C et qui s’en échappent si elle est supérieure à 100 °C. L’histoire thermique des zircons qui a pu être reconstituée est celle d’un refroidissement durant le Tonien. Les cristaux se sont refroidis parce qu’ils sont montés vers la surface à mesure que les roches situées sur le batholite étaient érodés. Il a atteint la surface à la limite Tonien-Cryogénien et durant le Cambrien, où il a été recouvert par les grès de Sawatch.

Dans le Colorado, les glaciations du Cryogénien ne sont donc pas responsables de la Grande Discordance. L’érosion s’est produite plus tôt. Il reste la possibilité de la lier à la formation de la Rodinia : les orogenèses entraînent toujours d’importantes phases d’érosion. Les montagnes sont soulevés plus aplanies. Le phénomène a pu être mondial puisque presque tous les continents actuels ont été impliqués, mais de manière non synchrone. Cependant, rien n’empêche les glaciations d’avoir retiré ailleurs de grandes épaisseurs de roche.

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Rebecca M. Flowers et al., Diachronous development of Great Unconformities
before Neoproterozoic Snowball Earth, PNAS, May 12, 2020.

https://www.pnas.org/content/117/19/10172.short

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