Le 5 février 1971, le module de la mission Apollo 14 se posa sur la Lune. Son objectif était d’explorer la formation géologique Fra Mauro, située en bordure du cratère du même nom. On pensait pouvoir y trouver des roches issues d’une structure d’impact beaucoup plus vaste : la mer des Pluies, Mare Imbrium en latin. Il s’agit d’une « mer » sombre visible à l’œil nu, créée par la chute d’un corps de grande taille au début de l’histoire de la Lune. Il a probablement éjecté des roches enfouies à quelques dizaines de kilomètres de profondeur, ouvrant une fenêtre sur l’intérieur de la Lune impossible à obtenir par d’autres moyens. Lors de la deuxième sortie extravéhiculaire, les astronautes récoltèrent 45 kg d’échantillons, dont une pierre de presque 9 kg qui reçut le numéro 14321, ainsi que le surnom de Grosse Bertha. Le commandant Alan Shepard la ramassa près d’un petit cratère, où lui et Ed Mitchell devaient se rendre à pied avec un chariot.
Cette pierre est une brèche polymicte : elle comporte des fragments anguleux de diverses origines et donc de natures différentes, enchâssés dans une matrice de cristaux microscopiques. Ils constituent environ 30 % de la roche et apparaissent clairement sur les coupes qui ont été faites. Ce sont les témoins du bombardement météoritique que la Lune a subi et qui a intensément fracturé sa croûte. De cette violence des premiers temps, il ne reste plus aucun vestige sur Terre, la croûte étant renouvelée ou retravaillée par la tectonique des plaques.
La plupart des fragments, appelés des clastes en géologie, sont habituels sur la Lune : il y a notamment du basalte, de l’anorthosite et de la troctolite. Toutes sont des roches magmatiques, résultant de la solidification d’un magma. La seconde est largement dominée par le plagioclase, qui est un feldspath à calcium et sodium. Elle comporte un peu de pyroxènes et d’olivine (silicate de magnésium et de fer). C’est probablement la roche de la croûte lunaire originelle. La troctolite en est proche, mais les plagioclases sont clairs et les minéraux secondaires sont d’abord de l’olivine. De manière surprenante, il existe un claste ayant reçu le numéro 14321,1027 et pesant 1,8 gramme, qui est granitique. Il comporte environ 60 % de feldspath potassique et 40 % de quartz, minéraux majoritaires des granites terrestres, ainsi qu’un peu d’olivine riche en fer. Dans les zones intactes, les cristaux de quartz et de feldspath sont imbriqués et assez grands, avec une longueur atteignant 1,8 mm. Ce claste est par conséquent plus clair que les autres. Des fragments de roches semblables ont été trouvés ailleurs sur la Lune, comme dans l’échantillon de sol 12033 prélevé par la mission Apollo 12 à quinze centimètres de profondeur. Un grain d’un gramme, numéroté 12033,507, est composé de quartz et de feldspath potassique. Il y a aussi du plagioclase, ainsi que de microscopiques mais très précieux cristaux de zircon qui ont permis de dater ce grain à 3,88 milliards d’années.
Les zircons ZrSiO4 (silicates de zirconium) sont les minéraux les plus résistants qui existent dans la nature. Leur âge est mesurable grâce au système uranium-plomb et la datation d’une roche magmatique peut se faire par celle de ses cristaux de zircon, si elle en contient. Ils cristallisent dans les magmas ayant une bonne proportion de silice et subsistent si la roche est détruite. On connaît un zircon terrestre atteignant 4,4 Ga (milliards d’années), alors que les roches les plus anciennes, figurant parmi les gneiss d’Acasta, ont 4,031 Ga. Ces cristaux remontent donc à l’Hadéen, le premier éon de la Terre, allant de sa création il y a 4,57 Ga au début de l’Archéen il y a 4 Ga.
Le claste granitique (qualifié maintenant de « felsique ») 14321,1027, ne contient pas de zircon. Cependant, quand il a été extrait à la scie, les scientifiques ont récupéré des fragments de la matrice dans lequel il était enchâssé, sa « monture ». Ils en ont fait des lames minces, de 30 µm d’épaisseur, qu’ils ont observées au microscope polarisant comme on le fait avec les roches terrestres. L’une de ces lames, numérotée 14321,1613, possédait deux cristaux de zircon. Bien qu’ils n’aient pas fait partie intégrante du claste, ces zircons proviennent certainement de lui, le claste ayant été partiellement fondu puis recristallisé. Les âges obtenus vont de 4,01 à 3,96 Ga. Cet écart est sans doute attribuable à la perturbation que la roche a subie, si bien que l’on peut admettre un âge de 4,01 Ga. Il est en accord avec les âges obtenus grâce à d’autres méthodes de datation ayant utilisé l’ensemble de la roche (les systèmes samarium 147/néodyme 143 et rubidium 87/strontium 87) : 4,1 Ga.
Les zircons peuvent fournir d’autres informations utiles. Le cérium est un élément du groupe des terres rares situé entre le lanthane et le praséodyme dans la classification périodique. Il possède deux états d’oxydation 3+ et 4+ (c’est-à-dire qu’il peut perdre trois ou quatre électrons), alors que le lanthane et le praséodyme n’ont que l’état 3+. Quand un cristal de zircon cristallise dans un magma, il inclut beaucoup plus de Ce4+ que de Ce3+, car les ions Ce4+ ont un rayon proche de celui des ions zirconium Zr4+. Il se produit donc un enrichissement en cérium par rapport au lanthane et au praséodyme. Grâce à des expérimentations, les géochimistes ont trouvé que cette « anomalie positive de cérium » dépend de la fugacité d’oxygène et de la température des magmas. La fugacité d’un gaz magmatique est la pression qu’il exercerait s’il se comportait comme un gaz parfait. Elle permet d’apprécier les conditions d’oxydoréduction d’un magma. On sait depuis quelques années que les magmas terrestres sont oxydants, particularité qui se mesure dans tous les zircons, y compris ceux de l’Hadéen. Les magmas lunaires sont au contraire réducteurs (ils cèdent des électrons).
Le claste felsique a été réexaminé par une équipe de neuf chercheurs et les résultats ont été publiés dans la revue Earth and Planetary Sciences Letters en janvier 2019. Elle a tout de suite fait sensation, car d’après elle, ce fragment de roche provient sans doute de la Terre. La fugacité d’oxygène qui a été déduite des zircons est très supérieure à celle des magmas lunaires. Ces mêmes cristaux ont indiqué une température de cristallisation basse, qui est également caractéristique de la Terre : elle tourne autour de 800 °C. On peut évaluer la température de cristallisation d’un zircon en mesurant son taux de titane. Celle des zircons lunaires est comprise entre 900 et 1 300 °C. Si l’on classe les zircons du claste en fonction de ces deux paramètres, ils se rangent clairement parmi les zircons terrestres, ceux de l’Hadéen et tous les autres, y compris ceux du supervolcan de Yellowstone.
Il est possible que les zircons de l’échantillon 14321,1613 et les cristaux de feldspath potassique et de quartz qui l’accompagnent soient nés sur la Lune, dans des conditions particulières : à la base de la croûte, en présence d’un fluide chargé de phosphate, à partir d’un magma basaltique par cristallisation fractionnée. C’est ce même processus qui produit les granites terrestres : le magma stagne dans une chambre et les cristaux les plus réfractaires, à commencer par l’olivine, se déposent au fond. Cela n’empêcherait pas ces zircons lunaires de rester uniques, les autres n’ayant pas d’anomalie de cérium. Mais il y a un autre problème : le titane des quartz et des zircons indique qu’ils ont cristallisé à une pression d’environ 6,9 kilobar. Les cristaux de quartz analysés sont ceux de la lame mince 14321,998 du claste. Dans la Lune, la profondeur correspondante est de 167 ± 27 km, puisque l’accélération de la gravité est de 1,62 m/s² en surface. Dans la Terre, elle serait seulement d’une vingtaine de kilomètres.
Aucune des modélisations de l’impact qui a créé la mer des Pluies ne permet d’expliquer qu’une roche enfouie à plus de 140 km de profondeur puisse être éjectée. En revanche, si le claste se trouvait à l’intérieur de la Terre, pas trop loin de la surface, la chute d’une météorite a pu l’en extraire sans l’endommager. On remarque l’absence de quartz choqués, comme dans les roches qui ont subi la collision de la météorite de Chicxulub à la fin du Crétacé. La roche est ensuite tombée sur la Lune et doit donc être considérée comme une météorite terrestre. L’impact de la mer des Pluies l’a fragmentée et fait partiellement fondre. Elle s’est retrouvée dans un magma avec des débris de roches lunaires, puis ce magma s’est solidifié et la brèche 14321 s’est constituée. La taille microscopique des cristaux constituant la matrice témoigne d’une solidification rapide, à une faible profondeur. Cet événement peut expliquer que le claste ait acquis certaines caractéristiques des roches lunaires. Sa concentration en zinc, en germanium, en gallium, en or, en baryum, en tantale et en terres rares est compatible avec une origine lunaire. On y trouve aussi des bulles de fer et de nickel métalliques montrant que ce magma n’était pas oxydant.
Finalement, les astronautes de la mission Apollo 14 ont offert à cette roche un voyage de retour vers la Terre. On peut la considérer comme la plus ancienne roche de notre planète. Les gneiss d’Acasta ont aussi atteint un grand âge, mais ils ont été métamorphisés. Ces roches ont commencé par être magmatiques, puis elles ont été recristallisées par des évènements qui ont affecté la croûte terrestre – on ne parlera pas de tectonique des plaques car elle n’existait peut-être pas à cette époque. Le claste 14321,1027 n’a guère été transformé et certaines zones sont restées inchangées depuis plus de 4 milliards d’années. On y voit des zircons hadéens dans leur environnement, en l’occurrence avec des cristaux de feldspath potassique et de quartz.
Article connexe : Les roches lunaires
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J.J. Bellucci et al., Terrestrial-like zircon in a clast from an Apollo 14 breccia, Earth and Planetary Science Letters 510, 173-185, 2019.
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0012821X19300202
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